LES BILLETS DE FLORENT
Écrire de la poésie, écrire sur la poésie... deux démarches indissociables pour Florent Toniello, déjà poète Dailleurs et que nous retrouverons dès la fin du mois d’octobre dans des billets réguliers où il nous fera part de ses lectures, comme il le fait déjà sur son blog. Pas d’analyse technique en profondeur ou de diagnostic littéraire universitaire, non, mais le partage brut des émotions qu’auront suscitées en lui certaines de ses lectures, et notamment celles des poétesses et poètes associés à notre site. Pour le partage avant tout, parce que la poésie n’est pas un loisir solitaire.
J. R. Léveillé : Comment on a écrit certains de mes livres
éditions du Blé
Lorsque les éditions du Blé m’ont fait parvenir ce volume parmi d’autres nouveautés poétiques (déjà chroniquées sur ce site), j’ai tout de suite ressenti un coup de cœur pour la couverture, réplique, pastiche, imitation ? de celle chez Jean-Jacques Pauvert de Comment j’ai écrit certains de mes livres, par Raymond Roussel. Il faut dire que Roussel est un de mes auteurs préférés ; si je n’ai modestement lu que quelques ouvrages de J. R. Léveillé, romancier, poète et essayiste (« Pour moi, c’est de l’écriture, un point c’est tout », prévient-il), rencontré (sur la Toile) assez récemment, je me faisais pourtant une joie d’entrer dans la fabrique de ses livres, puisqu’il avait choisi ce modèle illustre et que son style m’avait déjà touché. Mais un tel essai pouvait-il être l’objet d’un billet sur D’Ailleurs poésie ? Après tout, ici, pas de vers à citer ou de métaphores à analyser : l’analyse, c’est l’auteur lui-même qui la livre, en dévoilant ses secrets d’écriture. La réponse positive est bien sûr contenue dans ces lignes ; un procédé que ne renierait pas, je l’espère, l’amateur de contraintes qu’est Roger. Oui, c’est ce prénom qui correspond au R. de son nom de plume. Une information pas anodine, puisqu’il n’a pas forcément signé tous ses livres du même nom, heureux qu’il est des variations et significations possibles de la combinaison entre initiales et patronyme. L’Éveillé, c’est le Bouddha, important pour ce féru de culture et de littérature asiatiques. Est-il de surcroît étonnant qu’il cite Bach dans le livre ? De J. S. à J. R., il y a une indéniable filiation alphabétique. Le compositeur qui se trouve partager avec lui une première initiale, en outre, était adepte du palimpseste.
Car le palimpseste est l’une des techniques que l’auteur a utilisées pour la rédaction de certains de ses livres, nous dit-il. S’y ajoutent le collage, la citation, l’incorporation de fragments, etc. Dans cette confession détaillée sous la forme d’articles précédemment parus dans divers supports, J. R. Léveillé nous ouvre les portes de son atelier d’écriture et nous entretient des contraintes qui ont présidé à sa carrière littéraire, convoquant au passage des maîtres à penser, des inspiratrices, des sources : Mallarmé, Rimbaud, Kristeva… Pour lui, « tout est matériau à texte ». Passion simple, d’Annie Ernaux, a ainsi été littéralement réécrit à la main entre les lignes — une photo est présentée ; de manière générale, l’ouvrage est accompagné de clichés explicatifs très intéressants — pour donner le roman Une si simple passion. La poésie n’est pas en reste, puisque Roger revient sur sa pratique méthodique de la citation : quand veut-il que le lecteur comprenne à quelle référence précise il a affaire, quand se contente-t-il d’une petite musique identifiable sans mettre un nom sur l’œuvre originelle ? Il y a là tout un art poétique fascinant et toute une réflexion sur l’écriture qui se déploie.
« Dans la grande intertextualité et intermédialité du monde, tout ce qui est dit est à redire, et donc prédit. » C’est avec une conscience très aiguisée de ce qu’est devenue notre planète interconnectée que l’auteur se livre. Il a d’ailleurs compris ces liens serrés très tôt, comme le montre son travail. Le fait qu’il manipule les mots dans deux langues, le français et l’anglais, en est une autre illustration — ce qui nous vaut un texte virtuose sur la traduction, où s’invite les musiques de John Cage ou de Steve Reich. Le minimalisme chevillé au corps, Roger soigne ses références. Les homophonies s’interpénètrent, les doubles sens s’entrechoquent, les majuscules poussent les minuscules, l’écrit demande à être clamé à haute voix pour en saisir la signification… voire la modifier. On lit comme on saliverait à un livre de recettes, jusqu’au long entretien final qui brosse le portrait d’un écrivain résolu. D’une inénarrable richesse, Comment on a écrit certains de mes livres parvient à captiver autant que son illustre aîné, tant y respire la passion sans cesse renouvelée pour la littérature d’un auteur francophone qu’il convient de découvrir, si ce n’est déjà fait.
éditions du Blé
Lorsque les éditions du Blé m’ont fait parvenir ce volume parmi d’autres nouveautés poétiques (déjà chroniquées sur ce site), j’ai tout de suite ressenti un coup de cœur pour la couverture, réplique, pastiche, imitation ? de celle chez Jean-Jacques Pauvert de Comment j’ai écrit certains de mes livres, par Raymond Roussel. Il faut dire que Roussel est un de mes auteurs préférés ; si je n’ai modestement lu que quelques ouvrages de J. R. Léveillé, romancier, poète et essayiste (« Pour moi, c’est de l’écriture, un point c’est tout », prévient-il), rencontré (sur la Toile) assez récemment, je me faisais pourtant une joie d’entrer dans la fabrique de ses livres, puisqu’il avait choisi ce modèle illustre et que son style m’avait déjà touché. Mais un tel essai pouvait-il être l’objet d’un billet sur D’Ailleurs poésie ? Après tout, ici, pas de vers à citer ou de métaphores à analyser : l’analyse, c’est l’auteur lui-même qui la livre, en dévoilant ses secrets d’écriture. La réponse positive est bien sûr contenue dans ces lignes ; un procédé que ne renierait pas, je l’espère, l’amateur de contraintes qu’est Roger. Oui, c’est ce prénom qui correspond au R. de son nom de plume. Une information pas anodine, puisqu’il n’a pas forcément signé tous ses livres du même nom, heureux qu’il est des variations et significations possibles de la combinaison entre initiales et patronyme. L’Éveillé, c’est le Bouddha, important pour ce féru de culture et de littérature asiatiques. Est-il de surcroît étonnant qu’il cite Bach dans le livre ? De J. S. à J. R., il y a une indéniable filiation alphabétique. Le compositeur qui se trouve partager avec lui une première initiale, en outre, était adepte du palimpseste.
Car le palimpseste est l’une des techniques que l’auteur a utilisées pour la rédaction de certains de ses livres, nous dit-il. S’y ajoutent le collage, la citation, l’incorporation de fragments, etc. Dans cette confession détaillée sous la forme d’articles précédemment parus dans divers supports, J. R. Léveillé nous ouvre les portes de son atelier d’écriture et nous entretient des contraintes qui ont présidé à sa carrière littéraire, convoquant au passage des maîtres à penser, des inspiratrices, des sources : Mallarmé, Rimbaud, Kristeva… Pour lui, « tout est matériau à texte ». Passion simple, d’Annie Ernaux, a ainsi été littéralement réécrit à la main entre les lignes — une photo est présentée ; de manière générale, l’ouvrage est accompagné de clichés explicatifs très intéressants — pour donner le roman Une si simple passion. La poésie n’est pas en reste, puisque Roger revient sur sa pratique méthodique de la citation : quand veut-il que le lecteur comprenne à quelle référence précise il a affaire, quand se contente-t-il d’une petite musique identifiable sans mettre un nom sur l’œuvre originelle ? Il y a là tout un art poétique fascinant et toute une réflexion sur l’écriture qui se déploie.
« Dans la grande intertextualité et intermédialité du monde, tout ce qui est dit est à redire, et donc prédit. » C’est avec une conscience très aiguisée de ce qu’est devenue notre planète interconnectée que l’auteur se livre. Il a d’ailleurs compris ces liens serrés très tôt, comme le montre son travail. Le fait qu’il manipule les mots dans deux langues, le français et l’anglais, en est une autre illustration — ce qui nous vaut un texte virtuose sur la traduction, où s’invite les musiques de John Cage ou de Steve Reich. Le minimalisme chevillé au corps, Roger soigne ses références. Les homophonies s’interpénètrent, les doubles sens s’entrechoquent, les majuscules poussent les minuscules, l’écrit demande à être clamé à haute voix pour en saisir la signification… voire la modifier. On lit comme on saliverait à un livre de recettes, jusqu’au long entretien final qui brosse le portrait d’un écrivain résolu. D’une inénarrable richesse, Comment on a écrit certains de mes livres parvient à captiver autant que son illustre aîné, tant y respire la passion sans cesse renouvelée pour la littérature d’un auteur francophone qu’il convient de découvrir, si ce n’est déjà fait.
Watson Charles : Seins noirs
Æthalidès
« J’écris pour ne pas mourir / Pour saisir le temps / Dans un instant fugace » : c’est à un jeu d’attirance et de répulsion que se livre Watson Charles dans ce recueil, qui montre à la fois une fatigue du monde — dans la « ville pillée » résonne le « cri des blessés » — et un appétit de tendresse matérialisé par le champ sémantique des seins. « Et je rêve tes seins noirs / Comme une odeur de verveine » certes, puisque le poète est haïtien — son « souffle / Est fait de chants / Et de sang d’Afrique » —, mais les « seins polychromes et nostalgiques » s’invitent également au bal des strophes : on est loin ici de l’érotisation simpliste de la femme noire, si on a eu la mauvaise idée d’y penser en lisant le titre. Gageons cependant que Watson, dont l’esprit espiègle ressort lorsqu’on le rencontre, s’est amusé à composer celui-ci en toute connaissance de cause !
D’ailleurs, seins de l’amante (« J’ai traversé ton corps au galop / Dont moi seul connais le secret ») ou « seins maternels » ? Les deux, serait-on tenté de dire, tant le vocabulaire effleure les corps d’un amour difficilement réductible à un seul type, tel un pendant à ce terrible « pays qui semble éloigné des chemins ». Et même si « L’étreinte n’est qu’une illusion quotidienne / Un gouffre dans lequel surgit une chanson », quelle chanson ! Seins noirs est un hymne à la vie sensuelle, celle de tous les sens sans exception, celle qui fait que l’existence n’est pas vaine et vide. Et puis ce jeu d’attirance et de répulsion finit par générer la volonté, par faire surmonter au poète la léthargie d’un monde auquel il échappe par la tendresse. « Je marcherai / Avec le soleil sur ma langue / Comme une fenêtre penchée sur les rêves » : le passage au futur sonne la charge de l’action… et après la fureur, « il ne restera que la mangrove ».
Un mot peut-être sur l’éditeur : Æthalidès est une maison relativement nouvelle dans la poésie, mais elle a commencé avec vigueur une intéressante et originale collection nommée « Freaks », où l’on peut retrouver des voix très singulières, allant de la poésie donc (ce livre, mais aussi par exemple la très déjantée Lettre au recours chimique de Christophe Esnault) au roman (l’excellent thriller antispéciste d’anticipation Bienvenue au paradis d’Alexis Legayet). Si la visibilité de l’éditeur lyonnais n’est pas encore très grande chez les amateurs et amatrices de poésie, l’écrin dont bénéficie Seins noirs est pourtant loin d’être négligeable : belle composition, papier épais, le plaisir de la lecture est doublé d’un plaisir sensuel. Ce qu’on était en droit d’attendre pour ce livre. « Il y a des paroles qui ressemblent à la grâce », écrit Watson. On pariera que lecteurs et lectrices, même dans leurs diverses subjectivités, la trouveront à un moment ou à un autre de ce recueil.
Æthalidès
« J’écris pour ne pas mourir / Pour saisir le temps / Dans un instant fugace » : c’est à un jeu d’attirance et de répulsion que se livre Watson Charles dans ce recueil, qui montre à la fois une fatigue du monde — dans la « ville pillée » résonne le « cri des blessés » — et un appétit de tendresse matérialisé par le champ sémantique des seins. « Et je rêve tes seins noirs / Comme une odeur de verveine » certes, puisque le poète est haïtien — son « souffle / Est fait de chants / Et de sang d’Afrique » —, mais les « seins polychromes et nostalgiques » s’invitent également au bal des strophes : on est loin ici de l’érotisation simpliste de la femme noire, si on a eu la mauvaise idée d’y penser en lisant le titre. Gageons cependant que Watson, dont l’esprit espiègle ressort lorsqu’on le rencontre, s’est amusé à composer celui-ci en toute connaissance de cause !
D’ailleurs, seins de l’amante (« J’ai traversé ton corps au galop / Dont moi seul connais le secret ») ou « seins maternels » ? Les deux, serait-on tenté de dire, tant le vocabulaire effleure les corps d’un amour difficilement réductible à un seul type, tel un pendant à ce terrible « pays qui semble éloigné des chemins ». Et même si « L’étreinte n’est qu’une illusion quotidienne / Un gouffre dans lequel surgit une chanson », quelle chanson ! Seins noirs est un hymne à la vie sensuelle, celle de tous les sens sans exception, celle qui fait que l’existence n’est pas vaine et vide. Et puis ce jeu d’attirance et de répulsion finit par générer la volonté, par faire surmonter au poète la léthargie d’un monde auquel il échappe par la tendresse. « Je marcherai / Avec le soleil sur ma langue / Comme une fenêtre penchée sur les rêves » : le passage au futur sonne la charge de l’action… et après la fureur, « il ne restera que la mangrove ».
Un mot peut-être sur l’éditeur : Æthalidès est une maison relativement nouvelle dans la poésie, mais elle a commencé avec vigueur une intéressante et originale collection nommée « Freaks », où l’on peut retrouver des voix très singulières, allant de la poésie donc (ce livre, mais aussi par exemple la très déjantée Lettre au recours chimique de Christophe Esnault) au roman (l’excellent thriller antispéciste d’anticipation Bienvenue au paradis d’Alexis Legayet). Si la visibilité de l’éditeur lyonnais n’est pas encore très grande chez les amateurs et amatrices de poésie, l’écrin dont bénéficie Seins noirs est pourtant loin d’être négligeable : belle composition, papier épais, le plaisir de la lecture est doublé d’un plaisir sensuel. Ce qu’on était en droit d’attendre pour ce livre. « Il y a des paroles qui ressemblent à la grâce », écrit Watson. On pariera que lecteurs et lectrices, même dans leurs diverses subjectivités, la trouveront à un moment ou à un autre de ce recueil.
Claude Donnay : Pourquoi les poètes n’ont jamais de ticket pour le paradis
L’Arbre à paroles
« Les poèmes sont mes pilules à vivre / mes antidépresseurs, mes boutefeux / mes béquilles, mes échardes / mes échasses, quand je veux monter au ciel / − qui m’ignore. » Dans ce « Poème à lire debout », aux trois quarts du recueil, Claude Donnay partage sa joie d’écrire et les vertus thérapeutiques de la poésie. Pourquoi les poètes n’ont-ils et elles jamais de ticket pour le paradis, tiens, puisque le titre sans point d’interrogation semble indiquer que le livre a la réponse ? Probablement parce que sans cesse sur le métier il faut remettre l’ouvrage, parce que rien ne garantit un ticket par le simple fait d’être poète. Ce serait trop facile. Partant, Claude s’emploie à composer d’amples textes en vers libres, où la fluidité joue un rôle primordial : ses strophes se lisent comme coule une rivière, ses pensées s’enchaînent comme un flux naturel ; on tourne les pages avidement, happé par une langue souple et musicale.
En effet, s’il y a un art auquel l’auteur accole son écriture, c’est bien la musique. Tout un poème se construit sur la Bohemian Rhapsody de Queen, on croise Atahualpa Yupanqui ou Astor Piazzolla, mais le style qui domine, c’est le jazz. Art Blakey scande de ses fûts le tempo tandis que le poète empoigne un harmonica ou encourage le musicien de légende : « Battez tambours battez ! / Que vos peaux de vie tendues sur le bois du jour / ensemencent les murs et les rues, / et l’herbe drue sous la pluie ! » Et qui dit improvisation jazz mêlée à la poésie dit aussi Beat Generation : Claude convoque les mânes de Neal Cassady, Allen Ginsberg ou Janine Pommy Vega. Et en avant la musique : « Rythme beat du pic, rythme toc toc pic pic / pic et pic et colegram / bourre et bourre et ratatam. »
Pourquoi les poètes n’ont jamais de ticket pour le paradis est gorgé de vie, ancré qu’il est dans un quotidien que l’auteur prend comme point de départ à ses pérégrinations poétiques, à ses divagations (il faut voir le sens positif de ce dernier mot, une rêverie éveillée qui permet d’arpenter les berges immenses de ce fleuve majestueux qu’est l’existence). On y croise bien sûr les maux de l’époque ; mais quand l’ironie fait écrire « C’était mieux avant », c’est dans un poème intitulé « Poème pour une vie sans mesure » ! Pas de pessimisme forcené ou d’aigreur malvenue, donc. Tous les textes du recueil sont au fond des hymnes à une vie que la poésie peut redresser, et leur lyrisme revendiqué dispense du baume à l’âme. Eh oui, cette chronique utilisera ce mot casse-cou en poésie, parce qu’il s’accorde avec le caractère musical de l’écriture de Claude : en sourdine, tout au long de la lecture, résonneront les pizzicatos d’une contrebasse jazz dont l’âme, ce chétif morceau de bois, nous transmettra les vibrations.
L’Arbre à paroles
« Les poèmes sont mes pilules à vivre / mes antidépresseurs, mes boutefeux / mes béquilles, mes échardes / mes échasses, quand je veux monter au ciel / − qui m’ignore. » Dans ce « Poème à lire debout », aux trois quarts du recueil, Claude Donnay partage sa joie d’écrire et les vertus thérapeutiques de la poésie. Pourquoi les poètes n’ont-ils et elles jamais de ticket pour le paradis, tiens, puisque le titre sans point d’interrogation semble indiquer que le livre a la réponse ? Probablement parce que sans cesse sur le métier il faut remettre l’ouvrage, parce que rien ne garantit un ticket par le simple fait d’être poète. Ce serait trop facile. Partant, Claude s’emploie à composer d’amples textes en vers libres, où la fluidité joue un rôle primordial : ses strophes se lisent comme coule une rivière, ses pensées s’enchaînent comme un flux naturel ; on tourne les pages avidement, happé par une langue souple et musicale.
En effet, s’il y a un art auquel l’auteur accole son écriture, c’est bien la musique. Tout un poème se construit sur la Bohemian Rhapsody de Queen, on croise Atahualpa Yupanqui ou Astor Piazzolla, mais le style qui domine, c’est le jazz. Art Blakey scande de ses fûts le tempo tandis que le poète empoigne un harmonica ou encourage le musicien de légende : « Battez tambours battez ! / Que vos peaux de vie tendues sur le bois du jour / ensemencent les murs et les rues, / et l’herbe drue sous la pluie ! » Et qui dit improvisation jazz mêlée à la poésie dit aussi Beat Generation : Claude convoque les mânes de Neal Cassady, Allen Ginsberg ou Janine Pommy Vega. Et en avant la musique : « Rythme beat du pic, rythme toc toc pic pic / pic et pic et colegram / bourre et bourre et ratatam. »
Pourquoi les poètes n’ont jamais de ticket pour le paradis est gorgé de vie, ancré qu’il est dans un quotidien que l’auteur prend comme point de départ à ses pérégrinations poétiques, à ses divagations (il faut voir le sens positif de ce dernier mot, une rêverie éveillée qui permet d’arpenter les berges immenses de ce fleuve majestueux qu’est l’existence). On y croise bien sûr les maux de l’époque ; mais quand l’ironie fait écrire « C’était mieux avant », c’est dans un poème intitulé « Poème pour une vie sans mesure » ! Pas de pessimisme forcené ou d’aigreur malvenue, donc. Tous les textes du recueil sont au fond des hymnes à une vie que la poésie peut redresser, et leur lyrisme revendiqué dispense du baume à l’âme. Eh oui, cette chronique utilisera ce mot casse-cou en poésie, parce qu’il s’accorde avec le caractère musical de l’écriture de Claude : en sourdine, tout au long de la lecture, résonneront les pizzicatos d’une contrebasse jazz dont l’âme, ce chétif morceau de bois, nous transmettra les vibrations.
LEM : Et si les murs avaient su parler
SéLa Prod éditions
J’ai rencontré LEM, slameuse née en France et désormais installée au Québec, lors de son passage au Luxembourg pour une compétition. Après l’avoir découverte dans des vidéos sur son site, je ne m’attendais pas au contenu du livre qu’elle m’a offert à cette occasion. En effet, Et si les murs avaient su parler est un recueil de poésie où les contraintes du slam − notamment les rimes ou les homophonies en forme de jeux de mots − sont quasi absentes, hormis dans le tout dernier texte. Un envoi final peut-être pour dire que, désormais, les blessures de l’autrice sont pansées et que c’est à travers le slam qu’elle les évoquera en public, sans peur, dans l’espoir que son expérience serve à éveiller les consciences.
Mais dans l’intimité, avec un lecteur ou une lectrice unique qui prend en main cet ouvrage, LEM fait vivre les mots au moyen de la poésie contemporaine. Car l’histoire qu’elle raconte est bien intime : c’est des viols de son beau-père qu’il est question, des tentatives de meurtre sur elle et ses frères, des addictions qui s’ensuivent (« je me rallie / à plus de chanvre / que d’humains ») avant la guérison, avant la poésie. Autant dire que le recueil se lit avec la gorge serrée parfois ; les scènes qui s’y jouent ont de quoi perturber les âmes sensibles, malgré l’élégance des vers. On reconnaît bien là, au fond, la patte de la poétesse qui, dans un entretien que nous avons réalisé pendant son séjour au Luxembourg, affirmait vouloir « mettre de la beauté dans la forme alors que le fond est dégueulasse ». La petite fille qu’elle était a vite appris que « les comptines aussi / savent mentir ». Alors la femme qu’elle est devenue, et qui maintenant conte, structure son livre en quatre parties où elle dit la vérité, rien que la vérité : « à elle », son alter ego de l’époque ; « à lui », le beau-père à qui elle a désormais pardonné ; « moi », l’adolescente qui se cherche ; et puis l’envoi final sous forme de slam évoqué ci-dessus, sous le titre « adieu ».
L’écriture de LEM est faite de vers concis, de formules percutantes, de mots crus autant que de phrases allusives, de tailles de caractères savamment dosées autant que l’est la position des mots sur la page. Une forme qui en dit long sur le fond qu’elle traduit, car on sent le poids de la réflexion et de la mise en pages pour dire l’horreur sans négliger l’ironie, pour nager en eaux troubles sans perdre pied : « un deux trois / nous irons au bois // quatre cinq six / cueillir des saucisses // sept huit neuf / dans mon vagin neuf ». Parfois, le rythme, la scansion, la signature langagière du slam s’immiscent dans les courts poèmes (« de fil en fil / je suis ficelle / dressée / au garde-à-toi »), comme des sauts en avant qui annoncent le texte final slamé. C’est donc toute une évolution vers la guérison, à partir de violences tragiques, que la construction du livre reflète. L’écriture vient (« coule l’encre / pour que s’estompent / mes pensées obliques ») et avec elle la difficile résilience. À la lecture, un cheminement de plusieurs années se retrouve concentré en une centaine de pages aérées.
On apprend au détour d’un poème ce qu’il est advenu de ce beau-père violeur : « j’aurais fait pleurer ton sang / comme tu m’as brisée / si ta culpabilité ne t’avait pas / réglé ton compte avant ». Les pulsions de vengeance sont désormais éteintes avec la vie du protagoniste. Dans Et si les murs avaient su parler, pas de rancœur, pas de « pudeur impudique », comme l’écrit l’amie slameuse Marie Darah dans sa préface. Seulement l’histoire d’une femme violée qui a su puiser dans cette expérience les racines de sa pratique artistique. Et sa force, car elle est on ne peut plus forte, LEM. Dans son recueil, la puissance des scènes se combine avec l’élégance d’une poétique longuement mûrie. Pour faire vivre l’espoir.
SéLa Prod éditions
J’ai rencontré LEM, slameuse née en France et désormais installée au Québec, lors de son passage au Luxembourg pour une compétition. Après l’avoir découverte dans des vidéos sur son site, je ne m’attendais pas au contenu du livre qu’elle m’a offert à cette occasion. En effet, Et si les murs avaient su parler est un recueil de poésie où les contraintes du slam − notamment les rimes ou les homophonies en forme de jeux de mots − sont quasi absentes, hormis dans le tout dernier texte. Un envoi final peut-être pour dire que, désormais, les blessures de l’autrice sont pansées et que c’est à travers le slam qu’elle les évoquera en public, sans peur, dans l’espoir que son expérience serve à éveiller les consciences.
Mais dans l’intimité, avec un lecteur ou une lectrice unique qui prend en main cet ouvrage, LEM fait vivre les mots au moyen de la poésie contemporaine. Car l’histoire qu’elle raconte est bien intime : c’est des viols de son beau-père qu’il est question, des tentatives de meurtre sur elle et ses frères, des addictions qui s’ensuivent (« je me rallie / à plus de chanvre / que d’humains ») avant la guérison, avant la poésie. Autant dire que le recueil se lit avec la gorge serrée parfois ; les scènes qui s’y jouent ont de quoi perturber les âmes sensibles, malgré l’élégance des vers. On reconnaît bien là, au fond, la patte de la poétesse qui, dans un entretien que nous avons réalisé pendant son séjour au Luxembourg, affirmait vouloir « mettre de la beauté dans la forme alors que le fond est dégueulasse ». La petite fille qu’elle était a vite appris que « les comptines aussi / savent mentir ». Alors la femme qu’elle est devenue, et qui maintenant conte, structure son livre en quatre parties où elle dit la vérité, rien que la vérité : « à elle », son alter ego de l’époque ; « à lui », le beau-père à qui elle a désormais pardonné ; « moi », l’adolescente qui se cherche ; et puis l’envoi final sous forme de slam évoqué ci-dessus, sous le titre « adieu ».
L’écriture de LEM est faite de vers concis, de formules percutantes, de mots crus autant que de phrases allusives, de tailles de caractères savamment dosées autant que l’est la position des mots sur la page. Une forme qui en dit long sur le fond qu’elle traduit, car on sent le poids de la réflexion et de la mise en pages pour dire l’horreur sans négliger l’ironie, pour nager en eaux troubles sans perdre pied : « un deux trois / nous irons au bois // quatre cinq six / cueillir des saucisses // sept huit neuf / dans mon vagin neuf ». Parfois, le rythme, la scansion, la signature langagière du slam s’immiscent dans les courts poèmes (« de fil en fil / je suis ficelle / dressée / au garde-à-toi »), comme des sauts en avant qui annoncent le texte final slamé. C’est donc toute une évolution vers la guérison, à partir de violences tragiques, que la construction du livre reflète. L’écriture vient (« coule l’encre / pour que s’estompent / mes pensées obliques ») et avec elle la difficile résilience. À la lecture, un cheminement de plusieurs années se retrouve concentré en une centaine de pages aérées.
On apprend au détour d’un poème ce qu’il est advenu de ce beau-père violeur : « j’aurais fait pleurer ton sang / comme tu m’as brisée / si ta culpabilité ne t’avait pas / réglé ton compte avant ». Les pulsions de vengeance sont désormais éteintes avec la vie du protagoniste. Dans Et si les murs avaient su parler, pas de rancœur, pas de « pudeur impudique », comme l’écrit l’amie slameuse Marie Darah dans sa préface. Seulement l’histoire d’une femme violée qui a su puiser dans cette expérience les racines de sa pratique artistique. Et sa force, car elle est on ne peut plus forte, LEM. Dans son recueil, la puissance des scènes se combine avec l’élégance d’une poétique longuement mûrie. Pour faire vivre l’espoir.
Charles Leblanc : Allumettes
éditions du Blé
« Ces poèmes nous grattent et nous allument, nous réchauffent, nous enflamment. » Ainsi se trouve présenté sur l’internet ce deuxième ouvrage des éditions du Blé, sises au Manitoba, que je présente dans ces colonnes. La séquence est bien trouvée : d’abord, ces « poèmes engageants (2014-2019) » — comme les qualifie le sous-titre — commencent par une partie « agit-prop au quotidien », qui n’est pas sans rappeler le constat amer devant la marche du monde que fait Lise Gaboury-Diallo dans Petites Déviations, chroniqué précédemment. « une définition quantitative / de l’identité / une surcharge pondérale / qui ne pèse rien / sauf sur le cerveau » : Charles Leblanc, dans « infobésité » notamment, tape fort. Lui aussi tacle le virtuel tout-puissant : « n’aurons-nous plus / que des images numériques / pour nous empiffrer de gravité / d’un peu de vertige et d’infini » ? Il gratte, oui, là où ça fait mal ; il allume la révolte.
Mais s’il convoque des « icebergs taille manhattan », des « enfants à l’innocence cassée », des « familles amputées », souvenons-nous de la séquence de présentation. Après l’allumage de la révolte — ou du dégoût, c’est selon —, après le poil à gratter de la vérité civilisationnelle, vient le moment de réchauffer. Si la deuxième partie, « réflexions du jour », prolonge par des considérations historiques et géographiques le constat dressé ci-devant, arrivent ensuite les « versets amoureux ». Et là, le poète passe ses textes à la flamme de la passion. Celle-ci, comme chacun (et chacune) sait, fait monter la température. « elle stationne son nez / dans mon oreille accueillante / on y trouve un four chaud » : même si l’amour conjugal ou filial n’est pas suffisant pour élargir l’horizon indéfiniment, il augmente l’activité de toutes les molécules et chasse le froid. Au fond, si parfois il ne procure que « quinze secondes d’éternité », il gomme pendant son acmé la misère du monde ; l’auteur n’annonce-t-il pas « usiner des moteurs de joie / quand [il était] amoureux » ? Voilà donc pour le réchauffement promis.
Troisième partie du programme, les poèmes entendent nous enflammer. Habile trouvaille de Charles Leblanc d’alors proposer sa dernière section, « chansons sans musique », dans laquelle deux poèmes, deux mélodies sans notes enchaînent les répétitions et les rythmes propres à mettre en tête une ritournelle obsédante. On a rayé les avanies d’un trait d’amour brûlant, nous voilà en train de danser, tourner, gesticuler « comme un bédouin / qui aperçoit un mirage / en souhaitant un palmier ». Maintenant, notre cœur « bat à plein régime / et la chandelle reste allumée ». Oui, ces poèmes nous ont grattés et allumés, réchauffés puis enflammés. Il n’y avait pas tromperie sur la marchandise.
Florent Toniello
éditions du Blé
« Ces poèmes nous grattent et nous allument, nous réchauffent, nous enflamment. » Ainsi se trouve présenté sur l’internet ce deuxième ouvrage des éditions du Blé, sises au Manitoba, que je présente dans ces colonnes. La séquence est bien trouvée : d’abord, ces « poèmes engageants (2014-2019) » — comme les qualifie le sous-titre — commencent par une partie « agit-prop au quotidien », qui n’est pas sans rappeler le constat amer devant la marche du monde que fait Lise Gaboury-Diallo dans Petites Déviations, chroniqué précédemment. « une définition quantitative / de l’identité / une surcharge pondérale / qui ne pèse rien / sauf sur le cerveau » : Charles Leblanc, dans « infobésité » notamment, tape fort. Lui aussi tacle le virtuel tout-puissant : « n’aurons-nous plus / que des images numériques / pour nous empiffrer de gravité / d’un peu de vertige et d’infini » ? Il gratte, oui, là où ça fait mal ; il allume la révolte.
Mais s’il convoque des « icebergs taille manhattan », des « enfants à l’innocence cassée », des « familles amputées », souvenons-nous de la séquence de présentation. Après l’allumage de la révolte — ou du dégoût, c’est selon —, après le poil à gratter de la vérité civilisationnelle, vient le moment de réchauffer. Si la deuxième partie, « réflexions du jour », prolonge par des considérations historiques et géographiques le constat dressé ci-devant, arrivent ensuite les « versets amoureux ». Et là, le poète passe ses textes à la flamme de la passion. Celle-ci, comme chacun (et chacune) sait, fait monter la température. « elle stationne son nez / dans mon oreille accueillante / on y trouve un four chaud » : même si l’amour conjugal ou filial n’est pas suffisant pour élargir l’horizon indéfiniment, il augmente l’activité de toutes les molécules et chasse le froid. Au fond, si parfois il ne procure que « quinze secondes d’éternité », il gomme pendant son acmé la misère du monde ; l’auteur n’annonce-t-il pas « usiner des moteurs de joie / quand [il était] amoureux » ? Voilà donc pour le réchauffement promis.
Troisième partie du programme, les poèmes entendent nous enflammer. Habile trouvaille de Charles Leblanc d’alors proposer sa dernière section, « chansons sans musique », dans laquelle deux poèmes, deux mélodies sans notes enchaînent les répétitions et les rythmes propres à mettre en tête une ritournelle obsédante. On a rayé les avanies d’un trait d’amour brûlant, nous voilà en train de danser, tourner, gesticuler « comme un bédouin / qui aperçoit un mirage / en souhaitant un palmier ». Maintenant, notre cœur « bat à plein régime / et la chandelle reste allumée ». Oui, ces poèmes nous ont grattés et allumés, réchauffés puis enflammés. Il n’y avait pas tromperie sur la marchandise.
Florent Toniello
Lise Gaboury-Diallo : Petites Déviations
éditions du Blé
Parmi les littératures francophones, la poésie québécoise se fraye souvent un chemin chez les amatrices et amateurs. Mais qu’en est-il de la poésie de langue française dans l’ouest du Canada, et en particulier au Manitoba ? Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle mérite d’être découverte : la minorité francophone dans cette province a une intense activité culturelle, que les éditions du Blé soutiennent en publiant les talents du cru. C’est pourquoi ce billet est le premier de plusieurs qui seront consacrés à des livres de cette maison d’édition engagée et sympathique (et pas seulement parce qu’elle m’a envoyé des ouvrages en service de presse — lectrices et lecteurs savent que je ne parle que de ce qui me plaît !).
« je délaisse les virgules / dans ma rapidité / et les majuscules / la grammaire / sa correction-étiquette » : même si elle ne l’avoue pas d’emblée — cette confession se situe presque à la fin du recueil —, dans Petites Déviations, Lise Gaboury-Diallo veut rédiger dans l’instant ce qu’elle a sur le cœur. Très rapidement, de fait, elle en vient à la substantifique moelle de son propos, en écrivant qu’« il n’y a pas de plan (ète) b ». Nous sommes ici dans une poésie de l’urgence climatique, une sorte de pendant littéraire à un rapport du GIEC qui pécherait par manque de lyrisme. Alors la poétesse s’empare de ce que le monde actuel devient pour en composer des vers, sacrifiant les majuscules mais leur substituant un rythme, un souffle, qui disent un état d’urgence que d’aucuns refusent encore de voir. Les climatosceptiques en prennent ainsi pour leur grade — tout autant que les antivax dans un long poème covidien. Mais ce constat dans lequel elle nous englobe (« démasquons-nous / voilà notre humanité nue / debout toute croche / et en évolution incertaine »), pour amer qu’il soit, n’est en rien banal ni déjà lu, grâce à une langue très sûre. Celle-ci mélange habilement les figures de style propres à la poésie tout en parlant vrai ; un véritable exercice d’équilibre, de ceux qu’on imagine nécessaires pour soigner les maux qu’elle expose.
Lise Gaboury-Diallo sait que l’histoire est écrite par les vainqueurs : « l’atlas tait la révolte / engloutissant tous ces pans de survie / n’étale que les victoires mythifiées / souvent illégitimes ». Dans un Canada où les Premières Nations pansent encore les plaies de la colonisation et subissent toujours celle-ci par endroits pour des intérêts économiques, elle remue le couteau dans la plaie, certes, mais le propos est évidemment universel et planétaire. Les technologies numériques, si plébiscitées lors des confinements récents, nous sauveront-elles ? « l’instantané nous hante / me hante // sauvegardé dans les limbes / de la stratosphère icloud // les artisans du contraire de l’oubli / vendent l’abondance du trop-plein / des détails arrimés à l’éphémère / et captés par des machines fragiles » : on se doute que la poétesse n’y croit pas. À ce titre, on gagnera à lire le recueil en plusieurs fois, par exemple en le reposant après chacune des quatre parties, tellement dense est l’entrelacs des vicissitudes dont il se fait l’écho. Mais cette poétisation est aussi salutaire, car elle contient dans son propos même, dans sa langue, la nécessaire révolte qui conduira à l’action : « devant l’impasse / et face à la contrebande / des faussaires de l’Histoire / avec leurs faits alternatifs / je m’obstine / la vérité ne tranche pas / ma résistance non plus ».
éditions du Blé
Parmi les littératures francophones, la poésie québécoise se fraye souvent un chemin chez les amatrices et amateurs. Mais qu’en est-il de la poésie de langue française dans l’ouest du Canada, et en particulier au Manitoba ? Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle mérite d’être découverte : la minorité francophone dans cette province a une intense activité culturelle, que les éditions du Blé soutiennent en publiant les talents du cru. C’est pourquoi ce billet est le premier de plusieurs qui seront consacrés à des livres de cette maison d’édition engagée et sympathique (et pas seulement parce qu’elle m’a envoyé des ouvrages en service de presse — lectrices et lecteurs savent que je ne parle que de ce qui me plaît !).
« je délaisse les virgules / dans ma rapidité / et les majuscules / la grammaire / sa correction-étiquette » : même si elle ne l’avoue pas d’emblée — cette confession se situe presque à la fin du recueil —, dans Petites Déviations, Lise Gaboury-Diallo veut rédiger dans l’instant ce qu’elle a sur le cœur. Très rapidement, de fait, elle en vient à la substantifique moelle de son propos, en écrivant qu’« il n’y a pas de plan (ète) b ». Nous sommes ici dans une poésie de l’urgence climatique, une sorte de pendant littéraire à un rapport du GIEC qui pécherait par manque de lyrisme. Alors la poétesse s’empare de ce que le monde actuel devient pour en composer des vers, sacrifiant les majuscules mais leur substituant un rythme, un souffle, qui disent un état d’urgence que d’aucuns refusent encore de voir. Les climatosceptiques en prennent ainsi pour leur grade — tout autant que les antivax dans un long poème covidien. Mais ce constat dans lequel elle nous englobe (« démasquons-nous / voilà notre humanité nue / debout toute croche / et en évolution incertaine »), pour amer qu’il soit, n’est en rien banal ni déjà lu, grâce à une langue très sûre. Celle-ci mélange habilement les figures de style propres à la poésie tout en parlant vrai ; un véritable exercice d’équilibre, de ceux qu’on imagine nécessaires pour soigner les maux qu’elle expose.
Lise Gaboury-Diallo sait que l’histoire est écrite par les vainqueurs : « l’atlas tait la révolte / engloutissant tous ces pans de survie / n’étale que les victoires mythifiées / souvent illégitimes ». Dans un Canada où les Premières Nations pansent encore les plaies de la colonisation et subissent toujours celle-ci par endroits pour des intérêts économiques, elle remue le couteau dans la plaie, certes, mais le propos est évidemment universel et planétaire. Les technologies numériques, si plébiscitées lors des confinements récents, nous sauveront-elles ? « l’instantané nous hante / me hante // sauvegardé dans les limbes / de la stratosphère icloud // les artisans du contraire de l’oubli / vendent l’abondance du trop-plein / des détails arrimés à l’éphémère / et captés par des machines fragiles » : on se doute que la poétesse n’y croit pas. À ce titre, on gagnera à lire le recueil en plusieurs fois, par exemple en le reposant après chacune des quatre parties, tellement dense est l’entrelacs des vicissitudes dont il se fait l’écho. Mais cette poétisation est aussi salutaire, car elle contient dans son propos même, dans sa langue, la nécessaire révolte qui conduira à l’action : « devant l’impasse / et face à la contrebande / des faussaires de l’Histoire / avec leurs faits alternatifs / je m’obstine / la vérité ne tranche pas / ma résistance non plus ».
Jean-Marie Corbusier : Ordonnance du réel
Le Taillis pré
« À toi », peut-on lire avant que les textes se déploient. Puis : « L’heure qui sonne au plus juste renforce moins les mots que les gestes que nous aurons répétés. » Cet incipit pose le livre dans son choix de narration — car on peut parler ici de narration, même si elle n’emprunte pas aux techniques de l’écriture créative telles qu’enseignées et rabâchées —, puisqu’il sera (presque) toujours question d’un « nous » incluant le poète et la personne dédicataire. Un « nous » qui change et, au fil de la lecture, repose de ce « je » s’immisçant souvent dans les poèmes contemporains de façon trop individuelle. Non, pas le moindre soupçon de nombrilisme chez Jean-Marie Corbusier, auteur belge et entre autres animateur de la revue Le Journal des poètes, qui choisit de propulser lecteurs et lectrices dans une exploration du réel en tandem, en nous ; cette deuxième personne du pluriel est évidemment maligne, puisque, à partir d’un couple, elle nous embrasse aussi.
Nous observons ainsi ce que peut bien être le réel, titre oblige, au moyen d’un regard sur le passé et d’une intuition, peut-être une préscience de l’avenir : « L’avenir entrait à reculons et le cœur, pour tout solde, laissait nos lèvres entrouvertes. » Nous naviguons « à l’estime », gorgés de sentiments positifs matérialisés par des mots adéquats — « compassion », « ombre bienveillante », « applaudir mille feux cousus de blanc », « mutuel respect ». « Nous nous complaisons à ne reconnaître du monde que la face hideuse » : pourtant la lucidité nous force à regarder la vérité en face, à ordonner le réel dans toute sa complexité quelquefois décourageante.
Les courts textes en prose poétique de Jean-Marie Corbusier, qui déploient leurs longueurs par vagues successives avant de se rétracter, sont autant de pilules de réel fantasmé qui tranchent avec la réalité virtuelle. Ici, on est de plain-pied dans la difficulté de vivre un monde parfois absurde, sans pathos toutefois, avec une projection vers un avenir qu’on sent malléable par la force du nous, justement. Une réalité plus magique que technique, plus chamanique que technologique. Et s’il peut arriver de « s’épuiser d’un bord à l’autre », tant la lucidité requiert d’énergie, pourtant nous « tenons tous les soleils au bout de nos doigts ». D’un hymne amoureux à deux, le poète englobe grâce à l’enchantement de la deuxième personne du pluriel la planète tout entière, dont les êtres vivants se meuvent au « son de l’alouette ». La nature est là, les forces de l’esprit aussi. « En ce songe qui nous dédouble, rien ne nous arrête. »
***
Nos provisions n’excédaient pas nos besoins, le chant intégral pouvait mesurer l’espace d’une justesse de ton. Nous célébrions le présent qui durait en pure perte.
Le Taillis pré
« À toi », peut-on lire avant que les textes se déploient. Puis : « L’heure qui sonne au plus juste renforce moins les mots que les gestes que nous aurons répétés. » Cet incipit pose le livre dans son choix de narration — car on peut parler ici de narration, même si elle n’emprunte pas aux techniques de l’écriture créative telles qu’enseignées et rabâchées —, puisqu’il sera (presque) toujours question d’un « nous » incluant le poète et la personne dédicataire. Un « nous » qui change et, au fil de la lecture, repose de ce « je » s’immisçant souvent dans les poèmes contemporains de façon trop individuelle. Non, pas le moindre soupçon de nombrilisme chez Jean-Marie Corbusier, auteur belge et entre autres animateur de la revue Le Journal des poètes, qui choisit de propulser lecteurs et lectrices dans une exploration du réel en tandem, en nous ; cette deuxième personne du pluriel est évidemment maligne, puisque, à partir d’un couple, elle nous embrasse aussi.
Nous observons ainsi ce que peut bien être le réel, titre oblige, au moyen d’un regard sur le passé et d’une intuition, peut-être une préscience de l’avenir : « L’avenir entrait à reculons et le cœur, pour tout solde, laissait nos lèvres entrouvertes. » Nous naviguons « à l’estime », gorgés de sentiments positifs matérialisés par des mots adéquats — « compassion », « ombre bienveillante », « applaudir mille feux cousus de blanc », « mutuel respect ». « Nous nous complaisons à ne reconnaître du monde que la face hideuse » : pourtant la lucidité nous force à regarder la vérité en face, à ordonner le réel dans toute sa complexité quelquefois décourageante.
Les courts textes en prose poétique de Jean-Marie Corbusier, qui déploient leurs longueurs par vagues successives avant de se rétracter, sont autant de pilules de réel fantasmé qui tranchent avec la réalité virtuelle. Ici, on est de plain-pied dans la difficulté de vivre un monde parfois absurde, sans pathos toutefois, avec une projection vers un avenir qu’on sent malléable par la force du nous, justement. Une réalité plus magique que technique, plus chamanique que technologique. Et s’il peut arriver de « s’épuiser d’un bord à l’autre », tant la lucidité requiert d’énergie, pourtant nous « tenons tous les soleils au bout de nos doigts ». D’un hymne amoureux à deux, le poète englobe grâce à l’enchantement de la deuxième personne du pluriel la planète tout entière, dont les êtres vivants se meuvent au « son de l’alouette ». La nature est là, les forces de l’esprit aussi. « En ce songe qui nous dédouble, rien ne nous arrête. »
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Nos provisions n’excédaient pas nos besoins, le chant intégral pouvait mesurer l’espace d’une justesse de ton. Nous célébrions le présent qui durait en pure perte.
Valérie J. Harkness et Anna Jouy, Ruban, éditions Rhubarbe, 978-2-37475-066-8
C’est une correspondance poétique entre Valérie J. Harkness et Anna Jouy qui a abouti à ce livre. Cet exercice — cette contrainte — peut se décliner de mille manières ; ici, les deux poétesses choisissent de ne pas se répondre de façon explicite, préférant un ruban de sensations qui vont et viennent dans les poèmes sans pour autant constituer des maillons trop enserrés d’une chaîne. Et là réside l’intérêt de ce recueil, qui permet de guetter des thèmes communs, des images récurrentes… toute une construction dont la logique ne se révèle qu’après avoir lu l’ensemble du texte, car d’un texte il s’agit bien. Oui, les poèmes d’Anna présentent peut-être plus de métaphores (« On ne jettera pas de sel sur mon corps gelé »), ceux de Valérie une respiration plus courte et plus haletante (« Il / Faut / Se / Taire / Sur / Le / Secret »), mais, très vite, on oublie qu’on a ici deux voix poétiques et on lit un tout. Miracle de la correspondance entre deux amies, ou miracle de la poésie tout simplement ? Les « hommes bleus » des tout premiers vers vont ainsi se décliner en nuages, en mer — tout un cycle de l’eau qu’on pourra voir également comme cycle du recueil, un des cycles en tout cas : « La pluie est un champ lexical », dans lequel des barques bleues passent de poème en poème, d’autrice en autrice. Au point qu’« Être heureux devrait être bleu ». Pas de narration à proprement parler, plutôt une succession d’images qui campent des situations, des états corporels ou mentaux. Des rêves éveillés qui évacuent le morne quotidien, des silences qui traversent les vers en les ensemençant, pour la suite. On parcourt le ruban des poétesses dans un temps arrêté, où la poésie n’est pas simplement ornementale, mais bien vision quasi incantatoire. Et on voit arriver l’ultime vers en souhaitant ne pas encore se réveiller. Rarement féminin générique aura été aussi justifié à la fin, puisqu’elles et nous sommes désormais liées par Ruban : « Suspendues que nous sommes / À des lèvres ouvertes ».
Valérie J. Harkness et Anna Jouy, Ruban, éditions Rhubarbe, 978-2-37475-066-8
C’est une correspondance poétique entre Valérie J. Harkness et Anna Jouy qui a abouti à ce livre. Cet exercice — cette contrainte — peut se décliner de mille manières ; ici, les deux poétesses choisissent de ne pas se répondre de façon explicite, préférant un ruban de sensations qui vont et viennent dans les poèmes sans pour autant constituer des maillons trop enserrés d’une chaîne. Et là réside l’intérêt de ce recueil, qui permet de guetter des thèmes communs, des images récurrentes… toute une construction dont la logique ne se révèle qu’après avoir lu l’ensemble du texte, car d’un texte il s’agit bien. Oui, les poèmes d’Anna présentent peut-être plus de métaphores (« On ne jettera pas de sel sur mon corps gelé »), ceux de Valérie une respiration plus courte et plus haletante (« Il / Faut / Se / Taire / Sur / Le / Secret »), mais, très vite, on oublie qu’on a ici deux voix poétiques et on lit un tout. Miracle de la correspondance entre deux amies, ou miracle de la poésie tout simplement ? Les « hommes bleus » des tout premiers vers vont ainsi se décliner en nuages, en mer — tout un cycle de l’eau qu’on pourra voir également comme cycle du recueil, un des cycles en tout cas : « La pluie est un champ lexical », dans lequel des barques bleues passent de poème en poème, d’autrice en autrice. Au point qu’« Être heureux devrait être bleu ». Pas de narration à proprement parler, plutôt une succession d’images qui campent des situations, des états corporels ou mentaux. Des rêves éveillés qui évacuent le morne quotidien, des silences qui traversent les vers en les ensemençant, pour la suite. On parcourt le ruban des poétesses dans un temps arrêté, où la poésie n’est pas simplement ornementale, mais bien vision quasi incantatoire. Et on voit arriver l’ultime vers en souhaitant ne pas encore se réveiller. Rarement féminin générique aura été aussi justifié à la fin, puisqu’elles et nous sommes désormais liées par Ruban : « Suspendues que nous sommes / À des lèvres ouvertes ».
Valérie J. Harkness et Anna Jouy, Ruban, éditions Rhubarbe, 978-2-37475-066-8
Nouveaux Délits no 66
La poésie vit de mots, mais aussi de rencontres. Qu’elles soient réelles ou virtuelles, celles-ci permettent de choisir sa famille – voire ses familles –, cultiver son jardin de lectures ou faire le plein d’inspiration pour écrire, si l’on s’y adonne. Pour ma part, impossible de nier l’importance de certaines rencontres virtuelles, tant le milieu littéraire (et poétique encore plus) dans mon petit grand-duché est étroit ; la communauté D’ailleurs, créée autour de ce site et de son animatrice, n’en est pas la moindre, mais il y en a d’autres, évidemment, qui élargissent les horizons. Celle avec la revue Nouveaux Délits est de celles-là, et il était temps d’en faire mention ici.
Pourquoi celle-ci est-elle à mon avis importante dans la pléthore de revues poétiques francophones ? Attardons-nous d’abord au sous-titre : « Revue de poésie vive ». Il y a là une promesse de mouvement, de découverte, de bougeotte même. À l’opposé du style reconnaissable et immuable de certaines autres revues. Oui, on peut aimer la poésie patrimoniale, mais les strophes qui se trémoussent et qui ne se ressemblent pas, les poètes qui ne se lorgnent pas dessus pour savoir comment obtenir le prix Mallarmé ou Apollinaire en faisant plaisir aux jurys, ça en jette. Et c’est exactement ce que publie Cathy Garcia dans Nouveaux Délits (elle n’est pas la seule, évidemment, mais nous y reviendrons sûrement). Sans préjugés, elle laisse l’éclectisme dominer sa programmation, sans toutefois oublier de semer des fils conducteurs dans les numéros individuels.
Fils conducteurs aussi, ces courtes citations d’auteurs ou d’autrices de poèmes, romans ou essais que la revuiste propose en bas de page pour faire écho aux textes publiés. Regardons-y de plus près, en prenant un exemple dans ce numéro 66, que nous parcourrons ensuite. « Les invisibles », de Nicolas Kurtovich, est une longue ode de voyage aux États-Unis (« au bord de l’étang table avec joueurs de cartes / d’étranges larmes trouvent un surprenant chemin jusqu’à mes yeux / dans Central Park bouquets sauvages de fleurs jaunes et mauves réunies »), entre San Francisco et New York, en passant par Chicago. Cathy Garcia lui adjoint une citation de Luther Standing Bear, du peuple oglala lakota : « Il n’y avait que pour l’homme blanc que la nature était sauvage. » On touche là à deux caractéristiques de ces citations, qui font la particularité et l’intérêt de Nouveaux Délits : d’abord, une érudition (mot un peu prétentieux que Cathy probablement réfuterait, mais c’est mon billet !) qui permet de faire écho avec des textes classiques, modernes ou résolument contemporains à tout texte publié ; ensuite, et ce n’est pas pour me déplaire, une conscience écologique très poussée.
Dans ce numéro, les poèmes de Christophe Salus le confirment : « Je vois la brousse qui régresse ! / Moins de ronce, sous le piquant ! / Quelle victoire ! On pense, quand / Y poussait tout l’horrible agreste ! » La citation sous ce poème ? « Cette planète craquelée, où l’on met dans des coffres les tournesols du Rêve », tirée d’un poème de Michèle Caussat. Philippe Labaune, lui, présente des extraits de ses séries « Drones » et « Panoptikon ». Une langue fébrile qui s’affranchit des conventions pour décrire un monde qu’on imagine dystopique, mais pas sans espoir : « non à la torpeur et à la mort oui à la couleur ». Complètent ce panorama deux textes de Jean-Louis Millet et des aphorismes de Mix ô ma prose, sans oublier quelques notes critiques de la revuiste, qui aura aussi au début proposé un éditorial et donné la parole à une médecin généraliste en quatrième de couverture, dans le contexte de la pandémie de Covid-19.
On aura sûrement remarqué que tous les auteurs de ce numéro sont… des auteurs, justement. C’est que le précédent n’avait publié que des autrices. Un choix. Et voilà, c’est ce qu’il y a de bien avec Nouveaux Délits : les choix sont intelligents, surprenants, agaçants, justes, tendres, etc. Ce qui compte, c’est qu’ils bousculent les a priori poétiques, qu’ils poussent à la découverte, qu’ils battent en brèche le syndrome de la cabane dans le domaine littéraire. Exactement ce qu’on est en droit d’attendre d’une revue de « poésie vive ». Pour s’abonner, à un prix modique, c’est par là : http://larevuenouveauxdelits.hautetfort.com.
La poésie vit de mots, mais aussi de rencontres. Qu’elles soient réelles ou virtuelles, celles-ci permettent de choisir sa famille – voire ses familles –, cultiver son jardin de lectures ou faire le plein d’inspiration pour écrire, si l’on s’y adonne. Pour ma part, impossible de nier l’importance de certaines rencontres virtuelles, tant le milieu littéraire (et poétique encore plus) dans mon petit grand-duché est étroit ; la communauté D’ailleurs, créée autour de ce site et de son animatrice, n’en est pas la moindre, mais il y en a d’autres, évidemment, qui élargissent les horizons. Celle avec la revue Nouveaux Délits est de celles-là, et il était temps d’en faire mention ici.
Pourquoi celle-ci est-elle à mon avis importante dans la pléthore de revues poétiques francophones ? Attardons-nous d’abord au sous-titre : « Revue de poésie vive ». Il y a là une promesse de mouvement, de découverte, de bougeotte même. À l’opposé du style reconnaissable et immuable de certaines autres revues. Oui, on peut aimer la poésie patrimoniale, mais les strophes qui se trémoussent et qui ne se ressemblent pas, les poètes qui ne se lorgnent pas dessus pour savoir comment obtenir le prix Mallarmé ou Apollinaire en faisant plaisir aux jurys, ça en jette. Et c’est exactement ce que publie Cathy Garcia dans Nouveaux Délits (elle n’est pas la seule, évidemment, mais nous y reviendrons sûrement). Sans préjugés, elle laisse l’éclectisme dominer sa programmation, sans toutefois oublier de semer des fils conducteurs dans les numéros individuels.
Fils conducteurs aussi, ces courtes citations d’auteurs ou d’autrices de poèmes, romans ou essais que la revuiste propose en bas de page pour faire écho aux textes publiés. Regardons-y de plus près, en prenant un exemple dans ce numéro 66, que nous parcourrons ensuite. « Les invisibles », de Nicolas Kurtovich, est une longue ode de voyage aux États-Unis (« au bord de l’étang table avec joueurs de cartes / d’étranges larmes trouvent un surprenant chemin jusqu’à mes yeux / dans Central Park bouquets sauvages de fleurs jaunes et mauves réunies »), entre San Francisco et New York, en passant par Chicago. Cathy Garcia lui adjoint une citation de Luther Standing Bear, du peuple oglala lakota : « Il n’y avait que pour l’homme blanc que la nature était sauvage. » On touche là à deux caractéristiques de ces citations, qui font la particularité et l’intérêt de Nouveaux Délits : d’abord, une érudition (mot un peu prétentieux que Cathy probablement réfuterait, mais c’est mon billet !) qui permet de faire écho avec des textes classiques, modernes ou résolument contemporains à tout texte publié ; ensuite, et ce n’est pas pour me déplaire, une conscience écologique très poussée.
Dans ce numéro, les poèmes de Christophe Salus le confirment : « Je vois la brousse qui régresse ! / Moins de ronce, sous le piquant ! / Quelle victoire ! On pense, quand / Y poussait tout l’horrible agreste ! » La citation sous ce poème ? « Cette planète craquelée, où l’on met dans des coffres les tournesols du Rêve », tirée d’un poème de Michèle Caussat. Philippe Labaune, lui, présente des extraits de ses séries « Drones » et « Panoptikon ». Une langue fébrile qui s’affranchit des conventions pour décrire un monde qu’on imagine dystopique, mais pas sans espoir : « non à la torpeur et à la mort oui à la couleur ». Complètent ce panorama deux textes de Jean-Louis Millet et des aphorismes de Mix ô ma prose, sans oublier quelques notes critiques de la revuiste, qui aura aussi au début proposé un éditorial et donné la parole à une médecin généraliste en quatrième de couverture, dans le contexte de la pandémie de Covid-19.
On aura sûrement remarqué que tous les auteurs de ce numéro sont… des auteurs, justement. C’est que le précédent n’avait publié que des autrices. Un choix. Et voilà, c’est ce qu’il y a de bien avec Nouveaux Délits : les choix sont intelligents, surprenants, agaçants, justes, tendres, etc. Ce qui compte, c’est qu’ils bousculent les a priori poétiques, qu’ils poussent à la découverte, qu’ils battent en brèche le syndrome de la cabane dans le domaine littéraire. Exactement ce qu’on est en droit d’attendre d’une revue de « poésie vive ». Pour s’abonner, à un prix modique, c’est par là : http://larevuenouveauxdelits.hautetfort.com.
Trubert
éditions Lurlure
Jouissif, c’est le mot qui me vient au moment d’évoquer Trubert, dans la traduction de Bertrand Rouziès-Léonardi aux éditions Lurlure. Jouissif, vraiment ? et pourquoi pas solaire ? ou gourmand ? Des adjectifs à la mode dans ces billets, on aura tout vu ! Oui, mais… l’emploi de ce mot est ici sacrément bien approprié, pour un jouisseur tel que le protagoniste de ce récit d’un trouvère mystérieux du xiiie siècle, dont une unique copie est parvenue jusqu’à nous. Jugez-en plutôt : le dénommé Trubert, orphelin de père et qui vit avec sa mère et sa sœur dans la forêt de Pontarlie, va trousser la femme de son duc, enduire celui-ci de crotte de chien sous prétexte de guérison d’une blessure qu’il a lui-même infligée, trousser sa fille également, le tout sous les déguisements les plus improbables. Zut, encore un adjectif à la mode ! Mais ce serait péché que de révéler toutes les actions – comiques pour le héros et qui le lit, tragiques pour qui les vit à ses dépens – qu’on peut découvrir dans ce que l’auteur nomme ironiquement un fabliau, tant celui-ci est leste et réjouissant, tant il se fiche de la morale et des conventions sociales.
Comme on n’en sait pas beaucoup sur Douin de Lavesne, on peut penser, ce que le traducteur Bertrand Rouziès-Léonardi évoque dans sa préface, que ce long récit rimé est une sorte de vengeance littéraire contre le fameux duc, dont les titre et nom réels ne seront jamais connus. Il y a bien quelques hypothèses, mais elles ne changent rien au plaisir, qui se passe aisément de contexte historique exact. Et si le texte a longtemps circulé sous le manteau, c’est qu’évidemment la vengeance est terrible, on l’a vu, pour la plus grande joie des lecteurs ou lectrices encore aujourd’hui. Il y a dans Trubert ce petit soupçon de transgression auquel vous et moi avons rêvé de temps en temps sans pour autant franchir les limites de la décence. Ah bon, pas vous, vraiment ? On y baise, on y assassine, on y humilie sans penser à d’autres conséquences que son plaisir personnel. Après tout, mieux vaut le lire que le faire, non ?
La maison Lurlure, dont on sait qu’elle affectionne les formes poétiques traditionnelles et leurs déclinaisons actuelles, était l’endroit idéal pour faire paraître ce texte. C’est que l’original est dans une langue difficile d’accès pour nos oreilles (oui, les oreilles, car tout invite à la lecture à voix haute, à la déclamation, à l’interprétation musicale). Il faut bien le dire : c’est en français moderne que j’ai suivi les aventures du trublion de ce fabliau, me référant seulement de temps en temps au texte originel lorsqu’une tournure, un mot, un enjambement m’interpellaient. « Oui-da je vous la vendrai volontiers. / Une saillie et cinq sous en deniers ». L’auteur a-t-il vraiment écrit « une saillie » lorsque Trubert demande à la femme du duc de coucher avec elle comme prix de la vente d’une chèvre peinte ? Hop, un regard sur la fausse page : « Je la vos vandrai volentiers. / Un foutre et cinc sous de deniers ». Pas mal. Parfois, un substantif moderne pointe aussi son nez dans les vers. Quoi qu’il en soit, il est jubilatoire de voir ce qu’au xiiie siècle Douin de Lavesne écrivait, et comment le traducteur, épaulé par une version parue en 1990 en prose, le rend. Ce qui frappe aussi dans le texte du mystérieux trouvère, c’est la concision, la précision quasi chirurgicale de la langue. Le français moderne paraît plus disert, au point que la traduction utilise le décasyllabe là où l’ancien se contentait de l’octosyllabe. Mais la comparaison, si elle ne peut se faire tout au long des quelque trois mille vers, est toujours passionnante. Et le tour de force d’avoir traduit en vers mesurés n’est pas mince.
Oui, décidément, ce Trubert est un objet littéraire bien particulier. À certes ne pas mettre dans des mains prudes ou facilement choquées par le sexe, la mort violente ou la scatologie. Quoique, franchement, la violence larvée de l’ordre social d’aujourd’hui, dissimulée sous des dehors policés, pourrait sembler bien pire que celle du héros lorsqu’on la regarde en poète, en révélant la sournoise fabrique du consentement. De cela, Trubert, depuis son xiiie siècle, a encore beaucoup de choses à nous dire. Mais au-delà de la métaphore, le pur plaisir de la langue et les farces parfois macabres assurent un moment de lecture qu’on n’oubliera pas de sitôt. Un pur moment de plaisir trouble. Alors oui, jouissif, en effet.
éditions Lurlure
Jouissif, c’est le mot qui me vient au moment d’évoquer Trubert, dans la traduction de Bertrand Rouziès-Léonardi aux éditions Lurlure. Jouissif, vraiment ? et pourquoi pas solaire ? ou gourmand ? Des adjectifs à la mode dans ces billets, on aura tout vu ! Oui, mais… l’emploi de ce mot est ici sacrément bien approprié, pour un jouisseur tel que le protagoniste de ce récit d’un trouvère mystérieux du xiiie siècle, dont une unique copie est parvenue jusqu’à nous. Jugez-en plutôt : le dénommé Trubert, orphelin de père et qui vit avec sa mère et sa sœur dans la forêt de Pontarlie, va trousser la femme de son duc, enduire celui-ci de crotte de chien sous prétexte de guérison d’une blessure qu’il a lui-même infligée, trousser sa fille également, le tout sous les déguisements les plus improbables. Zut, encore un adjectif à la mode ! Mais ce serait péché que de révéler toutes les actions – comiques pour le héros et qui le lit, tragiques pour qui les vit à ses dépens – qu’on peut découvrir dans ce que l’auteur nomme ironiquement un fabliau, tant celui-ci est leste et réjouissant, tant il se fiche de la morale et des conventions sociales.
Comme on n’en sait pas beaucoup sur Douin de Lavesne, on peut penser, ce que le traducteur Bertrand Rouziès-Léonardi évoque dans sa préface, que ce long récit rimé est une sorte de vengeance littéraire contre le fameux duc, dont les titre et nom réels ne seront jamais connus. Il y a bien quelques hypothèses, mais elles ne changent rien au plaisir, qui se passe aisément de contexte historique exact. Et si le texte a longtemps circulé sous le manteau, c’est qu’évidemment la vengeance est terrible, on l’a vu, pour la plus grande joie des lecteurs ou lectrices encore aujourd’hui. Il y a dans Trubert ce petit soupçon de transgression auquel vous et moi avons rêvé de temps en temps sans pour autant franchir les limites de la décence. Ah bon, pas vous, vraiment ? On y baise, on y assassine, on y humilie sans penser à d’autres conséquences que son plaisir personnel. Après tout, mieux vaut le lire que le faire, non ?
La maison Lurlure, dont on sait qu’elle affectionne les formes poétiques traditionnelles et leurs déclinaisons actuelles, était l’endroit idéal pour faire paraître ce texte. C’est que l’original est dans une langue difficile d’accès pour nos oreilles (oui, les oreilles, car tout invite à la lecture à voix haute, à la déclamation, à l’interprétation musicale). Il faut bien le dire : c’est en français moderne que j’ai suivi les aventures du trublion de ce fabliau, me référant seulement de temps en temps au texte originel lorsqu’une tournure, un mot, un enjambement m’interpellaient. « Oui-da je vous la vendrai volontiers. / Une saillie et cinq sous en deniers ». L’auteur a-t-il vraiment écrit « une saillie » lorsque Trubert demande à la femme du duc de coucher avec elle comme prix de la vente d’une chèvre peinte ? Hop, un regard sur la fausse page : « Je la vos vandrai volentiers. / Un foutre et cinc sous de deniers ». Pas mal. Parfois, un substantif moderne pointe aussi son nez dans les vers. Quoi qu’il en soit, il est jubilatoire de voir ce qu’au xiiie siècle Douin de Lavesne écrivait, et comment le traducteur, épaulé par une version parue en 1990 en prose, le rend. Ce qui frappe aussi dans le texte du mystérieux trouvère, c’est la concision, la précision quasi chirurgicale de la langue. Le français moderne paraît plus disert, au point que la traduction utilise le décasyllabe là où l’ancien se contentait de l’octosyllabe. Mais la comparaison, si elle ne peut se faire tout au long des quelque trois mille vers, est toujours passionnante. Et le tour de force d’avoir traduit en vers mesurés n’est pas mince.
Oui, décidément, ce Trubert est un objet littéraire bien particulier. À certes ne pas mettre dans des mains prudes ou facilement choquées par le sexe, la mort violente ou la scatologie. Quoique, franchement, la violence larvée de l’ordre social d’aujourd’hui, dissimulée sous des dehors policés, pourrait sembler bien pire que celle du héros lorsqu’on la regarde en poète, en révélant la sournoise fabrique du consentement. De cela, Trubert, depuis son xiiie siècle, a encore beaucoup de choses à nous dire. Mais au-delà de la métaphore, le pur plaisir de la langue et les farces parfois macabres assurent un moment de lecture qu’on n’oubliera pas de sitôt. Un pur moment de plaisir trouble. Alors oui, jouissif, en effet.
L’Intranquille no 17
Atelier de l’agneau éditeur
J’ai déjà parlé dans un billet précédent de la revue L’Intranquille, que Françoise Favretto concocte en complément de son engagement éditorial à l’Atelier de l’agneau. Si nous y revenons aujourd’hui, c’est qu’il faut souligner la qualité littéraire de ladite revue, où se trouvent rassemblés des voix et des styles parfaitement variés ; cette qualité permet d’affiner le goût pour la poésie (mais pas seulement) contemporaine des lectrices et lecteurs en les exposant à celle-ci sous toutes ses formes, y compris celles que, peut-être, ils ou elles ne seraient pas allés lire de leur propre initiative. Et comme je l’avais écrit dans le précédent billet, c’est au fond ce qu’on doit attendre d’une revue, d’une bonne revue. Mais trêve d’introduction, plongeons-nous illico dans ce numéro, en toute subjectivité et sans prétendre en rendre compte de façon exhaustive — plutôt de façon enthousiaste, pour donner l’envie de la parcourir.
Première grande partie de la revue, les traductions. On y retiendra celle depuis le portugais brésilien, par Patrícia Souza Silva, d’extraits du recueil A Casa (La Maison) d’Heleno Godoy, écrit en 1992. Poèmes virtuoses où se construit peu à peu une maison sous nos yeux, poèmes où la contemplation le dispute à la stricte description (« La maison, pour la construire, / exige, tout d’abord, l’architecte, / la planification de plusieurs lignes / et des calculs »). La sobriété des strophes, la maîtrise du style exercent une fascination certaine et donnent envie d’aller plus loin dans le poème. Dommage, d’ailleurs, que seuls quelques vers soient proposés dans la langue originelle ; mais on se doute que la confection de la revue est aussi une savante gestion de l’espace, et il faut bien laisser la place aux autres traductions, de l’italien celles-ci.
La richesse d’une revue se mesure également aux nombres de manuscrits qu’elle reçoit et qu’elle peut par conséquent exploiter pour les présenter à un vaste public (pour peu que le lectorat de poésie soit vaste, évidemment). La réputation de l’Atelier de l’agneau assure très certainement une large palette d’envois, et L’Intranquille peut donc proposer un archipel de voix dans la partie suivante. Parmi celles-ci, citons les poèmes dépouillés mais profonds de Victor Roussel, rassemblés sous le titre « Nos corps indociles » : « L’odeur d’un livre / s’effile / sur nos draps stériles. » Mais mon coup de cœur de ce numéro est sans conteste « Campagne », de Zoé (pas de patronyme pour la poétesse). « J’ai grogné au coin des étables / Promené mon corps potelé / Dans une campagne luxuriante » : ainsi commence l’extrait proposé, dans une prosopopée animale qui tranche avec la poésie des petites fleurs et des petits oiseaux. Car « mon pied s’est encore coincé / dans la clayette de mon box », apprend-on plus tard. Ça n’est pas une nature idéale qui est dévoilée ici, mais une campagne qui travaille, humains et animaux ensemble, une campagne de sueur et de labeur, qui nourrit au prix de frustrations ou de drames. Un vrai souffle chez Zoé, une authenticité à perdre haleine de citadin. Antoine Moreau, un peu plus loin dans cette section, propose des extraits d’un journal à contrainte : « tous les jours de l’année 2018, quelque chose qui pourrait être qualifié de poème ». Mais la découverte pour moi, mea culpa, c’est que le poète est corédacteur de la licence Art libre, et qu’il est bien précisé que ses poèmes sont sous cette licence. Il m’aura fallu lire L’Intranquille pour la connaître (en tout cas pour qu’elle s’imprime dans mon esprit). Comme quoi, les revues rendent de multiples services, non ?
La partie « théorique » qui suit est consacrée à la « poésie pulsée », que présente Anna Serra. Dans cette suite de définitions et de propositions (« La poésie pulsée c’est toutes ces pratiques vivantes du poème qu’on rencontre aujourd’hui et qui s’inscrivent dans une tradition de la transmission orale ») feront plaisir à bien des poètes, qui se découvriront « poètes pulsars » comme M. Jourdain se découvre un talent pour la prose. Une belle réflexion qui prend ses racines dans la nécessité de la propagation du poème par le son, et dont on aurait aimé pouvoir prolonger la lecture par une écoute ; mais la revue n’est pas un CD, quoiqu’un lien vers des exemples de poésie sonore aurait probablement éclairé celles et ceux qui ne la pratiquent pas.
Avant de terminer sur une impressionnante somme de recensions critique, la revue propose un dossier intitulé « Villes fantômes », dont c’est même seulement la première partie. On s’y délectera notamment d’une (fausse) fiche Wikipédia de la République indépendante de Mertvecgorod, avec force détails croustillants ou historiquement parfaitement plausibles, ainsi que de photographies accompagnées de textes de Frédéric Dany, lequel résume plutôt bien la morale du dossier dans son introduction : « Comme nous sommes trop nombreux sur terre, ne soyons pas à l’image du frelon asiatique, mais de l’abeille nourricière qui donne de la semence à la vie. » Devant les civilisations perdues et leurs villes quasi oubliées — télescopage de l’évocation de Pompéi chez Nic Sirkis, qui par ailleurs rend hommage à la Courbevoie désormais disparue sous les arches de La Défense, et chez Julia Lepère, qui brode habilement sur l’éruption tragique du Vésuve —, ressuscitées par la plume des contributrices et des contributeurs, on se prend à rêver à une société qui ne couperait pas les ponts aussi vite, qui n’enfoncerait pas si profond les strates de ce qui l’a précédée. Un voyage étrange, frustrant et motivant à la fois, dans des univers différents réunis par la grâce d’un numéro encore une fois réussi. Et, on l’aura compris, bien d’autres textes sont à lire que ceux qui ont marqué immédiatement l’auteur de ce billet. D’autres se fraieront un chemin dans l’esprit plus tard, à la relecture.
aph. Cliquer ici pour modifier.
Atelier de l’agneau éditeur
J’ai déjà parlé dans un billet précédent de la revue L’Intranquille, que Françoise Favretto concocte en complément de son engagement éditorial à l’Atelier de l’agneau. Si nous y revenons aujourd’hui, c’est qu’il faut souligner la qualité littéraire de ladite revue, où se trouvent rassemblés des voix et des styles parfaitement variés ; cette qualité permet d’affiner le goût pour la poésie (mais pas seulement) contemporaine des lectrices et lecteurs en les exposant à celle-ci sous toutes ses formes, y compris celles que, peut-être, ils ou elles ne seraient pas allés lire de leur propre initiative. Et comme je l’avais écrit dans le précédent billet, c’est au fond ce qu’on doit attendre d’une revue, d’une bonne revue. Mais trêve d’introduction, plongeons-nous illico dans ce numéro, en toute subjectivité et sans prétendre en rendre compte de façon exhaustive — plutôt de façon enthousiaste, pour donner l’envie de la parcourir.
Première grande partie de la revue, les traductions. On y retiendra celle depuis le portugais brésilien, par Patrícia Souza Silva, d’extraits du recueil A Casa (La Maison) d’Heleno Godoy, écrit en 1992. Poèmes virtuoses où se construit peu à peu une maison sous nos yeux, poèmes où la contemplation le dispute à la stricte description (« La maison, pour la construire, / exige, tout d’abord, l’architecte, / la planification de plusieurs lignes / et des calculs »). La sobriété des strophes, la maîtrise du style exercent une fascination certaine et donnent envie d’aller plus loin dans le poème. Dommage, d’ailleurs, que seuls quelques vers soient proposés dans la langue originelle ; mais on se doute que la confection de la revue est aussi une savante gestion de l’espace, et il faut bien laisser la place aux autres traductions, de l’italien celles-ci.
La richesse d’une revue se mesure également aux nombres de manuscrits qu’elle reçoit et qu’elle peut par conséquent exploiter pour les présenter à un vaste public (pour peu que le lectorat de poésie soit vaste, évidemment). La réputation de l’Atelier de l’agneau assure très certainement une large palette d’envois, et L’Intranquille peut donc proposer un archipel de voix dans la partie suivante. Parmi celles-ci, citons les poèmes dépouillés mais profonds de Victor Roussel, rassemblés sous le titre « Nos corps indociles » : « L’odeur d’un livre / s’effile / sur nos draps stériles. » Mais mon coup de cœur de ce numéro est sans conteste « Campagne », de Zoé (pas de patronyme pour la poétesse). « J’ai grogné au coin des étables / Promené mon corps potelé / Dans une campagne luxuriante » : ainsi commence l’extrait proposé, dans une prosopopée animale qui tranche avec la poésie des petites fleurs et des petits oiseaux. Car « mon pied s’est encore coincé / dans la clayette de mon box », apprend-on plus tard. Ça n’est pas une nature idéale qui est dévoilée ici, mais une campagne qui travaille, humains et animaux ensemble, une campagne de sueur et de labeur, qui nourrit au prix de frustrations ou de drames. Un vrai souffle chez Zoé, une authenticité à perdre haleine de citadin. Antoine Moreau, un peu plus loin dans cette section, propose des extraits d’un journal à contrainte : « tous les jours de l’année 2018, quelque chose qui pourrait être qualifié de poème ». Mais la découverte pour moi, mea culpa, c’est que le poète est corédacteur de la licence Art libre, et qu’il est bien précisé que ses poèmes sont sous cette licence. Il m’aura fallu lire L’Intranquille pour la connaître (en tout cas pour qu’elle s’imprime dans mon esprit). Comme quoi, les revues rendent de multiples services, non ?
La partie « théorique » qui suit est consacrée à la « poésie pulsée », que présente Anna Serra. Dans cette suite de définitions et de propositions (« La poésie pulsée c’est toutes ces pratiques vivantes du poème qu’on rencontre aujourd’hui et qui s’inscrivent dans une tradition de la transmission orale ») feront plaisir à bien des poètes, qui se découvriront « poètes pulsars » comme M. Jourdain se découvre un talent pour la prose. Une belle réflexion qui prend ses racines dans la nécessité de la propagation du poème par le son, et dont on aurait aimé pouvoir prolonger la lecture par une écoute ; mais la revue n’est pas un CD, quoiqu’un lien vers des exemples de poésie sonore aurait probablement éclairé celles et ceux qui ne la pratiquent pas.
Avant de terminer sur une impressionnante somme de recensions critique, la revue propose un dossier intitulé « Villes fantômes », dont c’est même seulement la première partie. On s’y délectera notamment d’une (fausse) fiche Wikipédia de la République indépendante de Mertvecgorod, avec force détails croustillants ou historiquement parfaitement plausibles, ainsi que de photographies accompagnées de textes de Frédéric Dany, lequel résume plutôt bien la morale du dossier dans son introduction : « Comme nous sommes trop nombreux sur terre, ne soyons pas à l’image du frelon asiatique, mais de l’abeille nourricière qui donne de la semence à la vie. » Devant les civilisations perdues et leurs villes quasi oubliées — télescopage de l’évocation de Pompéi chez Nic Sirkis, qui par ailleurs rend hommage à la Courbevoie désormais disparue sous les arches de La Défense, et chez Julia Lepère, qui brode habilement sur l’éruption tragique du Vésuve —, ressuscitées par la plume des contributrices et des contributeurs, on se prend à rêver à une société qui ne couperait pas les ponts aussi vite, qui n’enfoncerait pas si profond les strates de ce qui l’a précédée. Un voyage étrange, frustrant et motivant à la fois, dans des univers différents réunis par la grâce d’un numéro encore une fois réussi. Et, on l’aura compris, bien d’autres textes sont à lire que ceux qui ont marqué immédiatement l’auteur de ce billet. D’autres se fraieront un chemin dans l’esprit plus tard, à la relecture.
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Martin Payette : DON JUAN & le mode turbo
Éditions A L'Index
2019
Traiter du mythe de Don Juan « avec humour, mais aussi à la manière d’une tragédie grecque », c’est ce qu’a voulu faire Martin Payette dans ce recueil, comme il me l’écrit dans le sympathique mot qui accompagne son livre. Mais allez savoir pourquoi, c’est plutôt au Dom Juan ou le Festin de pierre de Molière que je pense en lisant ses vers : est-ce grave, docteur ? Bien sûr que non : justement, le propre d’un mythe est de se transformer continuellement tout en restant constant, afin de servir les conteurs ou les conteuses à la veillée. Et Martin est un conteur, lui qui s’approprie une histoire mille fois narrée (ou plutôt mille e tre, comme le nombre des conquêtes du séducteur dans la version opératique de Mozart, livret de Lorenzo Da Ponte) pour lui donner sa touche personnelle. Pour étonner encore une fois qui croyait que tout avait déjà été dit sur ce thème.
Comment fait-il ? Il y a d’abord la langue : « ne jamais deux fois la même / répéter / obtenir chaque fois / nouveau paradis / trop vif pour cafard le couple / il séduit / délaisse ». L’auteur a enclenché ce mode turbo qui irrigue le texte, du titre jusqu’à l’intérieur des poèmes, chassant les articles pour le rythme, malaxant la syntaxe orthodoxe, peaufinant des métaphores de peu de mots, telles des images subliminales. L’écriture échappe à la « cabane de routine » comme Don Juan évite l’attachement. En filigrane, une souffrance qui préside à la comédie de la séduction compulsive, une « enfance à l’ombre du triangle ». Mais pas de psychanalyse à la petite semaine : Don Juan & le mode turbo ne s’attarde pas, on l’a vu, ne s’apitoie pas sur son sort. Exutoire certain à ces scènes de coït sans langage cru qu’on devine vaines — parce qu’elles ne pourront jamais étancher la soif d’amour —, l’humour sait se faire allusif : « La pharmacie confirme : / sous les conquêtes, / sa tige commence à faner. » Une petite pilule bleue, très cher séducteur ? Surtout dans notre « sexe de siècle turbo sprint »… il faut bien tenir.
Si l’opéra de Mozart est cité, et notamment sa sublime scène finale, Martin Payette campe pourtant dans son époque en reliant le destin de Don Juan à certaines icônes qui ont traversé sa vie de poète : Leonard Cohen d’abord (« au monastère / séducteur zen / dissoudre l’égo jouisseur / nectar orientaliste »), montréalais comme l’auteur, et puis également l’acteur David Carradine. Quel lien pour ce dernier avec Don Juan ? Tout simplement sa mort étrange d’une asphyxie érotique : « une corde enrobe le cou / le nœud serre / un phallus encore frémissant ». Parce que Don Juan & le mode turbo est avant tout une « mise en lumière du côté destructeur du donjuanisme », explique encore Martin. Oublier dans l’érotisme forcené « la brique épaisse des apparences », c’est s’exposer à un sérieux retour de bâton. Ce qui n’empêche pas le recueil d’être alerte et haletant (dans tous les sens du terme, évidemment), joyeux parfois, émoustillant souvent. Avec une vraie fin de tragédie : « Purge Don Juan / la trame galante / que tu as spoliée. » On a envie de s’écrier, avec Sganarelle (et voilà pourquoi j’ai penché pour Molière) : « Mes gages ! mes gages ! mes gages ! » Mais nous, au moins, nous en avons eu pour notre argent, baladés que nous avons été par cette relecture poétique à la fois maligne et sérieuse du mythe. Un recueil court mais intense.
*
La vitrine psycho-pop déclama
une formule simple pour son dossier
code monogame versus robinet
le cœur la queue
la tête le nœud pour
souder le couple
oui très chère mais
on désire autre que sa volonté
l’attraction est un réservoir
rêves antérieurs
non vaincus
vécus
ça déchire le chien conditionné.
Éditions A L'Index
2019
Traiter du mythe de Don Juan « avec humour, mais aussi à la manière d’une tragédie grecque », c’est ce qu’a voulu faire Martin Payette dans ce recueil, comme il me l’écrit dans le sympathique mot qui accompagne son livre. Mais allez savoir pourquoi, c’est plutôt au Dom Juan ou le Festin de pierre de Molière que je pense en lisant ses vers : est-ce grave, docteur ? Bien sûr que non : justement, le propre d’un mythe est de se transformer continuellement tout en restant constant, afin de servir les conteurs ou les conteuses à la veillée. Et Martin est un conteur, lui qui s’approprie une histoire mille fois narrée (ou plutôt mille e tre, comme le nombre des conquêtes du séducteur dans la version opératique de Mozart, livret de Lorenzo Da Ponte) pour lui donner sa touche personnelle. Pour étonner encore une fois qui croyait que tout avait déjà été dit sur ce thème.
Comment fait-il ? Il y a d’abord la langue : « ne jamais deux fois la même / répéter / obtenir chaque fois / nouveau paradis / trop vif pour cafard le couple / il séduit / délaisse ». L’auteur a enclenché ce mode turbo qui irrigue le texte, du titre jusqu’à l’intérieur des poèmes, chassant les articles pour le rythme, malaxant la syntaxe orthodoxe, peaufinant des métaphores de peu de mots, telles des images subliminales. L’écriture échappe à la « cabane de routine » comme Don Juan évite l’attachement. En filigrane, une souffrance qui préside à la comédie de la séduction compulsive, une « enfance à l’ombre du triangle ». Mais pas de psychanalyse à la petite semaine : Don Juan & le mode turbo ne s’attarde pas, on l’a vu, ne s’apitoie pas sur son sort. Exutoire certain à ces scènes de coït sans langage cru qu’on devine vaines — parce qu’elles ne pourront jamais étancher la soif d’amour —, l’humour sait se faire allusif : « La pharmacie confirme : / sous les conquêtes, / sa tige commence à faner. » Une petite pilule bleue, très cher séducteur ? Surtout dans notre « sexe de siècle turbo sprint »… il faut bien tenir.
Si l’opéra de Mozart est cité, et notamment sa sublime scène finale, Martin Payette campe pourtant dans son époque en reliant le destin de Don Juan à certaines icônes qui ont traversé sa vie de poète : Leonard Cohen d’abord (« au monastère / séducteur zen / dissoudre l’égo jouisseur / nectar orientaliste »), montréalais comme l’auteur, et puis également l’acteur David Carradine. Quel lien pour ce dernier avec Don Juan ? Tout simplement sa mort étrange d’une asphyxie érotique : « une corde enrobe le cou / le nœud serre / un phallus encore frémissant ». Parce que Don Juan & le mode turbo est avant tout une « mise en lumière du côté destructeur du donjuanisme », explique encore Martin. Oublier dans l’érotisme forcené « la brique épaisse des apparences », c’est s’exposer à un sérieux retour de bâton. Ce qui n’empêche pas le recueil d’être alerte et haletant (dans tous les sens du terme, évidemment), joyeux parfois, émoustillant souvent. Avec une vraie fin de tragédie : « Purge Don Juan / la trame galante / que tu as spoliée. » On a envie de s’écrier, avec Sganarelle (et voilà pourquoi j’ai penché pour Molière) : « Mes gages ! mes gages ! mes gages ! » Mais nous, au moins, nous en avons eu pour notre argent, baladés que nous avons été par cette relecture poétique à la fois maligne et sérieuse du mythe. Un recueil court mais intense.
*
La vitrine psycho-pop déclama
une formule simple pour son dossier
code monogame versus robinet
le cœur la queue
la tête le nœud pour
souder le couple
oui très chère mais
on désire autre que sa volonté
l’attraction est un réservoir
rêves antérieurs
non vaincus
vécus
ça déchire le chien conditionné.
Luminitza C. Tigirlas : Ici à nous perdre
Éditions du Cygne
2019
Est-ce parce qu’elle est « une survivante de l’assimilation linguistique dans l’URSS », comme le révèle la quatrième de couverture, que Luminitza C. Tigirlas prend autant de soin à employer des termes précis, qui impriment des images détaillées dans l’esprit ? Dans son Ici à nous perdre, en effet, elle convoque le vocabulaire botanique (panicules, épillets ou monardes se côtoient) ou d’inspiration régionale (la burle, ce vent froid du Massif central), ce qui donne à son texte un goût de refus du flou artistique, d’insatisfaction devant les mots génériques. Sa voix est tranchante, les vocables y ont la « virtuosité fondante de la neige ». C’est que le recueil, dédié à « l’Amie disparue », ne saurait se contenter d’à peu près. La douleur est une chose sérieuse que Luminitza pèse à chaque vers : « Des bras urticants embrasent ta chair », s’écrie-t-elle en filant la métaphore végétale teintée d’animale. S’écrie, en effet, car toujours sur la quatrième de couverture, on peut lire qu’« Ici à nous perdre s’écri(e)t et se donne à lire d’un seul souffle ». C’est exactement ce que le recueil provoque : l’envie inarrêtable de consommer, consumer en un seul souffle ses pages, comme sûrement — mais le saura-t-on jamais ? — celle qui l'a composé a dû le faire en un laps de temps rapide, comme dans une transe d’inspiration triste.
Si le livre de deuil n’est pas rare en poésie, souvent, il convoque un certain lyrisme. Ce n’est pas le cas ici, et l'autrice, tout en pudeur, se prête avec beaucoup de talent au jeu de la concision. Qu’on en juge par ce simple poème, sur une page entière : « Où est ta langue ? / Une râpe rouge sang // Voix insonore / L’air est ranci ». Que faut-il écrire de plus pour témoigner de l’absence à venir, de l’absence qui s’installe, de l’absence déjà présente ? « J’excise le son de mes lèvres » semble bien être l’art poétique de l’autrice pour ce recueil sensible, où la précision du vocabulaire sert une irrésistible nostalgie, mais aussi un sentiment bien ancré dans l’instant pour celle qui n’est pourtant plus. Alors pour que la « Muance du mot // de métastase en métamorphose » advienne enfin, pour avoir la force d’accepter, Luminitza rassemble ses vers et les offre, nus dans leur méticuleuse justesse, à nous, lectrices et lecteurs. Impudique et discrète à la fois, afin qu’on puisse partager son chagrin.
*
La lune ne décroît plus jamais
Exécrable vision de rondeur trop pleine
alors que l’univers ne cesse d’émoudre
ses quelques saillies
ses armes blanches
ses épines
ses systèmes de surveillance
Les miraculés sont enclins à épier
plutôt qu’à expier
Ils versent le refrain dans la rivière
En mer leur chant est sel et complainte
Paragraph. Cliquer ici pour modifier.
Éditions du Cygne
2019
Est-ce parce qu’elle est « une survivante de l’assimilation linguistique dans l’URSS », comme le révèle la quatrième de couverture, que Luminitza C. Tigirlas prend autant de soin à employer des termes précis, qui impriment des images détaillées dans l’esprit ? Dans son Ici à nous perdre, en effet, elle convoque le vocabulaire botanique (panicules, épillets ou monardes se côtoient) ou d’inspiration régionale (la burle, ce vent froid du Massif central), ce qui donne à son texte un goût de refus du flou artistique, d’insatisfaction devant les mots génériques. Sa voix est tranchante, les vocables y ont la « virtuosité fondante de la neige ». C’est que le recueil, dédié à « l’Amie disparue », ne saurait se contenter d’à peu près. La douleur est une chose sérieuse que Luminitza pèse à chaque vers : « Des bras urticants embrasent ta chair », s’écrie-t-elle en filant la métaphore végétale teintée d’animale. S’écrie, en effet, car toujours sur la quatrième de couverture, on peut lire qu’« Ici à nous perdre s’écri(e)t et se donne à lire d’un seul souffle ». C’est exactement ce que le recueil provoque : l’envie inarrêtable de consommer, consumer en un seul souffle ses pages, comme sûrement — mais le saura-t-on jamais ? — celle qui l'a composé a dû le faire en un laps de temps rapide, comme dans une transe d’inspiration triste.
Si le livre de deuil n’est pas rare en poésie, souvent, il convoque un certain lyrisme. Ce n’est pas le cas ici, et l'autrice, tout en pudeur, se prête avec beaucoup de talent au jeu de la concision. Qu’on en juge par ce simple poème, sur une page entière : « Où est ta langue ? / Une râpe rouge sang // Voix insonore / L’air est ranci ». Que faut-il écrire de plus pour témoigner de l’absence à venir, de l’absence qui s’installe, de l’absence déjà présente ? « J’excise le son de mes lèvres » semble bien être l’art poétique de l’autrice pour ce recueil sensible, où la précision du vocabulaire sert une irrésistible nostalgie, mais aussi un sentiment bien ancré dans l’instant pour celle qui n’est pourtant plus. Alors pour que la « Muance du mot // de métastase en métamorphose » advienne enfin, pour avoir la force d’accepter, Luminitza rassemble ses vers et les offre, nus dans leur méticuleuse justesse, à nous, lectrices et lecteurs. Impudique et discrète à la fois, afin qu’on puisse partager son chagrin.
*
La lune ne décroît plus jamais
Exécrable vision de rondeur trop pleine
alors que l’univers ne cesse d’émoudre
ses quelques saillies
ses armes blanches
ses épines
ses systèmes de surveillance
Les miraculés sont enclins à épier
plutôt qu’à expier
Ils versent le refrain dans la rivière
En mer leur chant est sel et complainte
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Carolyne Cannella : Parcelles d’infini
Éditions Alcyone
« Une médiation muette », nous annonce Carolyne Cannella en quatrième de couverture de Parcelles d’infini, paru aux éditions Alcyone dans la collection soignée « Surya » au beau papier nacré. Et qui d’autre, effectivement, que le dieu Soleil de l’hindouisme pour présider à ces quintils à forte connotation spirituelle ? Car la poétesse ne craint pas de s’adresser à une entité supérieure, pas nommée formellement, mais qu’elle salue par une capitale (« avec la fleur de Ton sourire / et son parfum qui luit / de toute éternité »), avant, presque dans le dernier poème, de lui dédier l’ouvrage en quelque sorte : « En Toi, le puzzle de l’univers / la clé de tous les sons / la gamme de toutes les couleurs ».
Ce dernier quintil montre aussi la prévalence du vocabulaire musical dans le recueil. Concertiste autant qu’autrice, Carolyne Cannella accorde une importance capitale aux « répons », aux « cantilènes », aux notes en tous genres. « Immuable / se meut la mélodie secrète » de ses vers ; avec ou sans rimes, c’est selon, mais toujours avec une harmonie issue de la vibration primale. Pour le rythme, elle use de mots que la prosodie classique a forgés pour agencer les longueurs de ses vers (encor, jusques) et distribue dans l’espace des blancs, créant ses partitions poétiques comme elle créerait des orchestrations de miniatures musicales. Tel est le sens, on le pense, de la répétition à un vers près d’un poème aux pages 32 et 38, la disposition sur la page changeant elle radicalement, invitant à une lecture à haute voix pour apprécier la différence de scansion.
D’inspiration orientale (« Ces libres torii, solitaires / qui ponctuent le silence »), la poésie de Carolyne Cannella flirte avec le genre du haïku dans une version quelque peu allongée (« Tandis que l’ombre s’estompe / dans les mille éclats du jour / sur l’âpre et haute colline s’ancrent / fraîchement écloses / les fleurs de prunier ») ou se revendique clairement du tanka, dans un hommage à Rimbaud. Sa spiritualité est entièrement assumée, telle une hymne sacrée à l’harmonie de l’univers qu’une chamane lancerait à la figure des lectrices et lecteurs, avec sincérité.
*
Une pomme de pin
un prélude de Bach
la caresse de la brise…
tout nous est donné
tout est beauté
Éditions Alcyone
« Une médiation muette », nous annonce Carolyne Cannella en quatrième de couverture de Parcelles d’infini, paru aux éditions Alcyone dans la collection soignée « Surya » au beau papier nacré. Et qui d’autre, effectivement, que le dieu Soleil de l’hindouisme pour présider à ces quintils à forte connotation spirituelle ? Car la poétesse ne craint pas de s’adresser à une entité supérieure, pas nommée formellement, mais qu’elle salue par une capitale (« avec la fleur de Ton sourire / et son parfum qui luit / de toute éternité »), avant, presque dans le dernier poème, de lui dédier l’ouvrage en quelque sorte : « En Toi, le puzzle de l’univers / la clé de tous les sons / la gamme de toutes les couleurs ».
Ce dernier quintil montre aussi la prévalence du vocabulaire musical dans le recueil. Concertiste autant qu’autrice, Carolyne Cannella accorde une importance capitale aux « répons », aux « cantilènes », aux notes en tous genres. « Immuable / se meut la mélodie secrète » de ses vers ; avec ou sans rimes, c’est selon, mais toujours avec une harmonie issue de la vibration primale. Pour le rythme, elle use de mots que la prosodie classique a forgés pour agencer les longueurs de ses vers (encor, jusques) et distribue dans l’espace des blancs, créant ses partitions poétiques comme elle créerait des orchestrations de miniatures musicales. Tel est le sens, on le pense, de la répétition à un vers près d’un poème aux pages 32 et 38, la disposition sur la page changeant elle radicalement, invitant à une lecture à haute voix pour apprécier la différence de scansion.
D’inspiration orientale (« Ces libres torii, solitaires / qui ponctuent le silence »), la poésie de Carolyne Cannella flirte avec le genre du haïku dans une version quelque peu allongée (« Tandis que l’ombre s’estompe / dans les mille éclats du jour / sur l’âpre et haute colline s’ancrent / fraîchement écloses / les fleurs de prunier ») ou se revendique clairement du tanka, dans un hommage à Rimbaud. Sa spiritualité est entièrement assumée, telle une hymne sacrée à l’harmonie de l’univers qu’une chamane lancerait à la figure des lectrices et lecteurs, avec sincérité.
*
Une pomme de pin
un prélude de Bach
la caresse de la brise…
tout nous est donné
tout est beauté
Erich von Neff : Le Cabaret de la souris rugissante
Y a-t-il un mystère Erich von Neff ? Peut-être : né en 1939 aux Philippines, le docker de San Francisco, passé par divers métiers — dont celui de soldat dans la marine —, est titulaire d’une maîtrise de philosophie de l’université d’État de San Francisco et d’un troisième cycle de l’université de Dundee en Écosse. Même si rien dans sa succincte biographie ne le rattache formellement à la France, ses publications y sont nombreuses, qu’il s’agisse de poèmes (je l’ai personnellement découvert dans la revue Décharge), de nouvelles ou de romans. Dans le présent livre, d’ailleurs, on trouve un décompte très méticuleux qui nous apprend que dans l’Hexagone, l’auteur a publié 1 193 poèmes, 159 nouvelles, 7 romans (« à faible tirage », est-il bien précisé) et obtenu 25 prix. Quant à son profil Facebook, bizarrement, il ne compte pas pour amis les usual suspects de la poésie française, malgré ce stakhanovisme des strophes. Étrange bonhomme dont la vie semble faite pour créer le suspense ou la légende… mais ce n’est pas une tare pour un poète, remarquez. Et le lire est certainement une expérience à la fois enrichissante et pleine d’émotions.
Prenons donc en main ce Cabaret de la souris rugissante, qui vient de sortir à l’Atelier de l’agneau, dans une traduction de l’américain par Jean Hautepierre. D’emblée, Von Neff se pose comme un poète du quotidien dans la plus pure acception du terme, couchant son « je » sur le papier comme un regard acéré sur les saynètes de tous les jours : « Dans les ténèbres épaisses / du vestibule / je la distinguais / à peu près. » Narratif, concis, sans fioritures, et — n’ergotons pas sur le franglais puisque nous nous trouvons en Californie — to the point. Il y a clairement chez lui la volonté de décrire chirurgicalement une scène, de l’imprimer sur la rétine du lecteur et de la lectrice de façon aussi sobre que possible, puis de conclure en quelques mots avec un sentiment. Ainsi pourrait-on résumer son art poétique. Dans ce premier texte toujours, intitulé « Soumission », c’est le rouge à lèvres qui attire le regard, qui résonne dans la tête : « Maintenant rampe / que je te dévore », dit la femme. J’ai déjà mentionné que j’ai découvert Von Neff dans Décharge ; évidemment pas un hasard, car dans ce style, il apparaît un peu comme le cousin californien d’un auteur que la revue prise tout particulièrement, François de Cornière.
Dans ce style, car si le docker au grand cœur consacre une importante partie du recueil aux cabossés de la vie qui écument les trottoirs de San Francisco ou de Berkeley (« Il était assis là / avec une tasse d’étain à côté de lui / et un journal sur le visage », « Il est resté sur le bitume à côté de son chien », « La photo je pense / datait d’avant sa vie de sans-abri »…), qu’il croise en face de la bibliothèque publique ou en sortant de chez son dentiste — dont il nous précise le nom et l’adresse exacts —, il crée aussi un contraste certain en se fendant de poèmes très différents. Au fil des pages, on fait la connaissance de personnages récurrents, notamment les charmantes Frieda (« Les coutures à l’arrière des bas résille de Frieda / étaient droites comme des rasoirs ») et Gitta (« Des cheveux / calibre 38 ») qui évoluent à Berlin ou à Vienne, dans une atmosphère tout droit sortie du Kit Kat Klub de la comédie musicale Cabaret. Avec des origines allemandes qu’on subodore, nom oblige, le poète nous entraîne aisément, en VO parfois, dans la fumée et la musique de ce Kabarett der brüllenden Maus qui donne son titre au recueil.
Et pas seulement pour le plaisir des sens : « Le plan consistait à assassiner / Gérard Blanchard / un haut gradé de la Milice. / Et donc Frieda et Gitta / sont entrées dans le Bar du Piano rouge / près de Pigalle ». Basculement soudain dans l’espionnage durant la Seconde Guerre mondiale : pas moyen de se perdre simplement dans les rues de San Francisco, impossible de s’adonner à la routine, Erich von Neff nous emmène ailleurs avec beaucoup de savoir-faire, en romancier qu’il est aussi. Avant de reprendre l’exploration quotidienne de sa ville, sans sentiments exacerbés, sans les excès lyriques qu’il réserve à Frieda et Gitta. Mais parfois, au détour d’un poème, il s’autorise quelques envolées, par exemple lorsqu’il écrit à propos des flammes de l’incendie de Napa, en octobre 2017 : « Des particules diluées / de chats / de chevaux / de chiens / de maisons / d’arbres / tous morts. / Et même de personnes mortes / entraient dans nos poumons / avec la fumée épaisse / qui nous mettait / les larmes aux yeux. »
Le regard se situe au niveau de l’être humain, toujours, même s’il faut se pencher. Erich von Neff n’hésite pas à le faire. Est-ce grâce à ses études de philosophie ? Est-ce grâce à son ancrage dans le réel, dû à l’exercice d’un rude métier avec de franches camaraderies, qu’il sait si bien nous entraîner avec lui ? Là, pas de mystère : c’est sa double vie intellectuelle et manuelle qui fonde sa poésie, vive, empathique, à l’écriture simple et maîtrisée. Peu importe, au fond, qu’il existe ou pas un mystère Erich von Neff, parce que le lire nous grandit un peu, et ce n’est pas rien.
*
Accepté
Le Maersk Eubank
était enfin prêt à appareiller.
Et alors que nous marchions
vers la camionnette
qui allait nous emmener au portail
Tim a dit :
« Ça fait du bien de travailler avec toi
mon frère noir. »
J’étais stupéfait : « Frère noir ? »
Est-ce que j’avais bien entendu ?
« Ouais, t’es l’un d’entre nous. »
« Merci. »
Une chaude lueur m’enveloppa.
Mes frères les dockers noirs
qui m’acceptaient pour l’un d’entre eux.
Et pourquoi ? C’est difficile à dire.
Merci mes frères
Qui suis-je maintenant ?
Nous étions une équipe synchronisée
qui travaillait en harmonie.
Les couleurs se mêlaient
les couleurs marchaient ensemble.
Merci mes frères.
Y a-t-il un mystère Erich von Neff ? Peut-être : né en 1939 aux Philippines, le docker de San Francisco, passé par divers métiers — dont celui de soldat dans la marine —, est titulaire d’une maîtrise de philosophie de l’université d’État de San Francisco et d’un troisième cycle de l’université de Dundee en Écosse. Même si rien dans sa succincte biographie ne le rattache formellement à la France, ses publications y sont nombreuses, qu’il s’agisse de poèmes (je l’ai personnellement découvert dans la revue Décharge), de nouvelles ou de romans. Dans le présent livre, d’ailleurs, on trouve un décompte très méticuleux qui nous apprend que dans l’Hexagone, l’auteur a publié 1 193 poèmes, 159 nouvelles, 7 romans (« à faible tirage », est-il bien précisé) et obtenu 25 prix. Quant à son profil Facebook, bizarrement, il ne compte pas pour amis les usual suspects de la poésie française, malgré ce stakhanovisme des strophes. Étrange bonhomme dont la vie semble faite pour créer le suspense ou la légende… mais ce n’est pas une tare pour un poète, remarquez. Et le lire est certainement une expérience à la fois enrichissante et pleine d’émotions.
Prenons donc en main ce Cabaret de la souris rugissante, qui vient de sortir à l’Atelier de l’agneau, dans une traduction de l’américain par Jean Hautepierre. D’emblée, Von Neff se pose comme un poète du quotidien dans la plus pure acception du terme, couchant son « je » sur le papier comme un regard acéré sur les saynètes de tous les jours : « Dans les ténèbres épaisses / du vestibule / je la distinguais / à peu près. » Narratif, concis, sans fioritures, et — n’ergotons pas sur le franglais puisque nous nous trouvons en Californie — to the point. Il y a clairement chez lui la volonté de décrire chirurgicalement une scène, de l’imprimer sur la rétine du lecteur et de la lectrice de façon aussi sobre que possible, puis de conclure en quelques mots avec un sentiment. Ainsi pourrait-on résumer son art poétique. Dans ce premier texte toujours, intitulé « Soumission », c’est le rouge à lèvres qui attire le regard, qui résonne dans la tête : « Maintenant rampe / que je te dévore », dit la femme. J’ai déjà mentionné que j’ai découvert Von Neff dans Décharge ; évidemment pas un hasard, car dans ce style, il apparaît un peu comme le cousin californien d’un auteur que la revue prise tout particulièrement, François de Cornière.
Dans ce style, car si le docker au grand cœur consacre une importante partie du recueil aux cabossés de la vie qui écument les trottoirs de San Francisco ou de Berkeley (« Il était assis là / avec une tasse d’étain à côté de lui / et un journal sur le visage », « Il est resté sur le bitume à côté de son chien », « La photo je pense / datait d’avant sa vie de sans-abri »…), qu’il croise en face de la bibliothèque publique ou en sortant de chez son dentiste — dont il nous précise le nom et l’adresse exacts —, il crée aussi un contraste certain en se fendant de poèmes très différents. Au fil des pages, on fait la connaissance de personnages récurrents, notamment les charmantes Frieda (« Les coutures à l’arrière des bas résille de Frieda / étaient droites comme des rasoirs ») et Gitta (« Des cheveux / calibre 38 ») qui évoluent à Berlin ou à Vienne, dans une atmosphère tout droit sortie du Kit Kat Klub de la comédie musicale Cabaret. Avec des origines allemandes qu’on subodore, nom oblige, le poète nous entraîne aisément, en VO parfois, dans la fumée et la musique de ce Kabarett der brüllenden Maus qui donne son titre au recueil.
Et pas seulement pour le plaisir des sens : « Le plan consistait à assassiner / Gérard Blanchard / un haut gradé de la Milice. / Et donc Frieda et Gitta / sont entrées dans le Bar du Piano rouge / près de Pigalle ». Basculement soudain dans l’espionnage durant la Seconde Guerre mondiale : pas moyen de se perdre simplement dans les rues de San Francisco, impossible de s’adonner à la routine, Erich von Neff nous emmène ailleurs avec beaucoup de savoir-faire, en romancier qu’il est aussi. Avant de reprendre l’exploration quotidienne de sa ville, sans sentiments exacerbés, sans les excès lyriques qu’il réserve à Frieda et Gitta. Mais parfois, au détour d’un poème, il s’autorise quelques envolées, par exemple lorsqu’il écrit à propos des flammes de l’incendie de Napa, en octobre 2017 : « Des particules diluées / de chats / de chevaux / de chiens / de maisons / d’arbres / tous morts. / Et même de personnes mortes / entraient dans nos poumons / avec la fumée épaisse / qui nous mettait / les larmes aux yeux. »
Le regard se situe au niveau de l’être humain, toujours, même s’il faut se pencher. Erich von Neff n’hésite pas à le faire. Est-ce grâce à ses études de philosophie ? Est-ce grâce à son ancrage dans le réel, dû à l’exercice d’un rude métier avec de franches camaraderies, qu’il sait si bien nous entraîner avec lui ? Là, pas de mystère : c’est sa double vie intellectuelle et manuelle qui fonde sa poésie, vive, empathique, à l’écriture simple et maîtrisée. Peu importe, au fond, qu’il existe ou pas un mystère Erich von Neff, parce que le lire nous grandit un peu, et ce n’est pas rien.
*
Accepté
Le Maersk Eubank
était enfin prêt à appareiller.
Et alors que nous marchions
vers la camionnette
qui allait nous emmener au portail
Tim a dit :
« Ça fait du bien de travailler avec toi
mon frère noir. »
J’étais stupéfait : « Frère noir ? »
Est-ce que j’avais bien entendu ?
« Ouais, t’es l’un d’entre nous. »
« Merci. »
Une chaude lueur m’enveloppa.
Mes frères les dockers noirs
qui m’acceptaient pour l’un d’entre eux.
Et pourquoi ? C’est difficile à dire.
Merci mes frères
Qui suis-je maintenant ?
Nous étions une équipe synchronisée
qui travaillait en harmonie.
Les couleurs se mêlaient
les couleurs marchaient ensemble.
Merci mes frères.
Majead At’Mahel : Écrire. Flagrant délit de poésie
Comment Majead At’Mahel est-il devenu poète ? « C’est simple. C’était soit le suicide, soit les mots », explique-t-il dans ce recueil aux fières allures d’art poétique. Avant de déclarer que les mots, justement, lui ont proposé « la métaphore comme asile ». Doit-on le prendre à la lettre ? Après tout, où se situe la distance entre celui qui écrit et le je poétique du texte, si distance il y a ? C’est toute l’ambiguïté d’Écrire. Flagrant délit de poésie, qui oscille entre la confession et… les recettes de l’atelier poétique de l’auteur, consignées ici amicalement, sans prétention aucune.
On trouve donc des quasi-sentences ou aphorismes tels que « Le poète / C’est l’arbre qui cache la poésie », ou « La poésie / Est cette porte ouverte sur l’homme / Qui a perdu la clé de son for intérieur », ou encore « Poésie : signe intérieur de richesse ». Mais sentences seulement en apparence, car si quelqu’un ne se prend pas au sérieux, c’est bien Majead At’Mahel : « L’humour bien ordonné commence par soi-même. Autodérision et autocritique. » Pour s’en convaincre, il suffit de goûter les nombreux jeux de mots dont il parsème ses poèmes ; « J’ai pris mon oxy’mort / Lui ai planté en plein cœur ! », dit-il du désespoir. En effet, s’il y a une leçon à retenir du recueil, s’il y a une chose que lectrices et lecteurs doivent savoir de Majead, c’est celle-ci : « J’écris / Cela suffit à justifier mon existence… » L’acte d’écrire est synonyme de vie, de joie. C’est tout le propos de ce livre. Peu importe alors si l’autobiographie supposée est réelle ou pas, après tout.
Revenons-en pourtant à la question initiale : est-ce vraiment l’auteur qui s’exprime ici, où un poète rêvé qu’il couche sur le papier comme un fantasme ? Il est quasi impossible de se faire une véritable idée après la lecture complète, et c’est tant mieux. Comme nous, Majead At’Mahel est un être complexe (« Je lis du Verlaine / Je parle le verlan / Trop subtil pour les esprits Ikea ») qui ne se dévoile pas complètement le temps d’un livre. Mais il lève un coin du voile. Écrire. Flagrant délit de poésie nous donne son (ou tout simplement un) cheminement vers la poésie, où le mot « métaphore » revient sans cesse, comme un boomerang qui rappellerait que faire des vers est une obsession, une transe, un mode de vie, une vie tout court. C’est drôle, touchant et cela éclaire sur le choix que l’auteur a fait de s’exprimer par la poésie ; ce qui permet de lire ses autres poèmes, sur Dailleurs ou dans d’autres volumes, avec un regard bienveillant, Comme si ce recueil avait fait de lui un ami qui s’est confié.
*
J’y peux rien
C’est plus fort que moi
Je me sens toujours obligé
De me foutre à poil dans mes textes
D’exhiber ma verve
Je suis un pervers textuel. J’assume
C’est comme ça que je prends mon pied
Et que j’atteins le pléonasme
Il n’y a que la poésie qui m’excite
Et croyez-moi, de ce côté-là, je ne suis jamais en panne
L’inspiration, c’est l’orgasme de ma pensée
Comment Majead At’Mahel est-il devenu poète ? « C’est simple. C’était soit le suicide, soit les mots », explique-t-il dans ce recueil aux fières allures d’art poétique. Avant de déclarer que les mots, justement, lui ont proposé « la métaphore comme asile ». Doit-on le prendre à la lettre ? Après tout, où se situe la distance entre celui qui écrit et le je poétique du texte, si distance il y a ? C’est toute l’ambiguïté d’Écrire. Flagrant délit de poésie, qui oscille entre la confession et… les recettes de l’atelier poétique de l’auteur, consignées ici amicalement, sans prétention aucune.
On trouve donc des quasi-sentences ou aphorismes tels que « Le poète / C’est l’arbre qui cache la poésie », ou « La poésie / Est cette porte ouverte sur l’homme / Qui a perdu la clé de son for intérieur », ou encore « Poésie : signe intérieur de richesse ». Mais sentences seulement en apparence, car si quelqu’un ne se prend pas au sérieux, c’est bien Majead At’Mahel : « L’humour bien ordonné commence par soi-même. Autodérision et autocritique. » Pour s’en convaincre, il suffit de goûter les nombreux jeux de mots dont il parsème ses poèmes ; « J’ai pris mon oxy’mort / Lui ai planté en plein cœur ! », dit-il du désespoir. En effet, s’il y a une leçon à retenir du recueil, s’il y a une chose que lectrices et lecteurs doivent savoir de Majead, c’est celle-ci : « J’écris / Cela suffit à justifier mon existence… » L’acte d’écrire est synonyme de vie, de joie. C’est tout le propos de ce livre. Peu importe alors si l’autobiographie supposée est réelle ou pas, après tout.
Revenons-en pourtant à la question initiale : est-ce vraiment l’auteur qui s’exprime ici, où un poète rêvé qu’il couche sur le papier comme un fantasme ? Il est quasi impossible de se faire une véritable idée après la lecture complète, et c’est tant mieux. Comme nous, Majead At’Mahel est un être complexe (« Je lis du Verlaine / Je parle le verlan / Trop subtil pour les esprits Ikea ») qui ne se dévoile pas complètement le temps d’un livre. Mais il lève un coin du voile. Écrire. Flagrant délit de poésie nous donne son (ou tout simplement un) cheminement vers la poésie, où le mot « métaphore » revient sans cesse, comme un boomerang qui rappellerait que faire des vers est une obsession, une transe, un mode de vie, une vie tout court. C’est drôle, touchant et cela éclaire sur le choix que l’auteur a fait de s’exprimer par la poésie ; ce qui permet de lire ses autres poèmes, sur Dailleurs ou dans d’autres volumes, avec un regard bienveillant, Comme si ce recueil avait fait de lui un ami qui s’est confié.
*
J’y peux rien
C’est plus fort que moi
Je me sens toujours obligé
De me foutre à poil dans mes textes
D’exhiber ma verve
Je suis un pervers textuel. J’assume
C’est comme ça que je prends mon pied
Et que j’atteins le pléonasme
Il n’y a que la poésie qui m’excite
Et croyez-moi, de ce côté-là, je ne suis jamais en panne
L’inspiration, c’est l’orgasme de ma pensée
Valérie Canat de Chizy : Caché dévoilé
Que dit-on de soi dans la poésie ? Que dit-on du monde qui nous entoure ? Faut-il voir un sens caché aux vers, ou bien communier dans la complète transparence des métaphores ? Autant de questions qui affleurent à la lecture de Caché dévoilé, le dernier recueil de Valérie Canat de Chizy. Plutôt que de livrer ses intentions de manière frontale, la poétesse procède par allusions, mais sans pourtant crypter à l’excès ses poèmes courts, préférant à l’abstrait un concret qui se mérite — à la lectrice, au lecteur de faire l’effort nécessaire. Les vers sont ramassés, rarement les strophes excèdent le distique. « le désert / de l’écriture / est-ce la luxuriance / de la vie ? », nous demande-t-elle. Oui, sous voiles et paravents, son écriture modelée crée la luxuriance, comme si le blanc de la page devenait un foisonnement.
Cachée, dévoilée : « une gerbe / de bruyère » vient confirmer la mort du père, en toute pudeur, mais sans pathos, avec la lente acceptation des choses de la vie. Parce qu’« à la longue / cela fatigue // faire semblant // d’être une autre / personne // qui entendrait ». Alors, à défaut de percevoir le bruit du monde comme celles et ceux qui entendent, Valérie le réinvente sur la page et gorge ses poèmes de « petites joies », comme les appelle Cécile Guivarch sur la quatrième de couverture. De grandes peines aussi, on l’a vu. Mais lorsque « le poème monte », lorsque dans la « coquille éclatée de l’œuf / l’oisillon crie famine », « les petits becs ouverts / de [son] ventre / s’abreuvent » et la poète tisse les vers comme les Canuts la soie.
« au fond pas si différente », confie-t-elle même. Et on la croit. Car cacher ce que l’on souhaite cacher, dévoiler ce qu’on veut bien dévoiler, n’est-ce pas un exercice quotidien ? Seulement Valérie, elle, en fait son miel, nous parle du chat dans « l’herbe menue », passe des splendeurs d’un paysage à son cœur « parcouru de flocons ». Son enthousiasme pour les choses du quotidien, avec leur inévitable, inexorable part de poésie, nous interpelle, nous force à nous arrêter un instant pour contempler tant notre extérieur que notre intérieur. Pour cela, pas besoin d’expérimentation osée ni de langage déstructuré, pas besoin de dictionnaire non plus. Les mots sont simples, les textes sont posés. Cachée, dévoilée : la poésie est là, tout simplement.
*
le poème monte
une vague
va et vient
il puise à la source
ce qui dort sous la paille
à l’abri des regards
coquille éclatée de l’œuf
l’oisillon crie famine
les petits becs ouverts
de mon ventre
s’abreuvent
Que dit-on de soi dans la poésie ? Que dit-on du monde qui nous entoure ? Faut-il voir un sens caché aux vers, ou bien communier dans la complète transparence des métaphores ? Autant de questions qui affleurent à la lecture de Caché dévoilé, le dernier recueil de Valérie Canat de Chizy. Plutôt que de livrer ses intentions de manière frontale, la poétesse procède par allusions, mais sans pourtant crypter à l’excès ses poèmes courts, préférant à l’abstrait un concret qui se mérite — à la lectrice, au lecteur de faire l’effort nécessaire. Les vers sont ramassés, rarement les strophes excèdent le distique. « le désert / de l’écriture / est-ce la luxuriance / de la vie ? », nous demande-t-elle. Oui, sous voiles et paravents, son écriture modelée crée la luxuriance, comme si le blanc de la page devenait un foisonnement.
Cachée, dévoilée : « une gerbe / de bruyère » vient confirmer la mort du père, en toute pudeur, mais sans pathos, avec la lente acceptation des choses de la vie. Parce qu’« à la longue / cela fatigue // faire semblant // d’être une autre / personne // qui entendrait ». Alors, à défaut de percevoir le bruit du monde comme celles et ceux qui entendent, Valérie le réinvente sur la page et gorge ses poèmes de « petites joies », comme les appelle Cécile Guivarch sur la quatrième de couverture. De grandes peines aussi, on l’a vu. Mais lorsque « le poème monte », lorsque dans la « coquille éclatée de l’œuf / l’oisillon crie famine », « les petits becs ouverts / de [son] ventre / s’abreuvent » et la poète tisse les vers comme les Canuts la soie.
« au fond pas si différente », confie-t-elle même. Et on la croit. Car cacher ce que l’on souhaite cacher, dévoiler ce qu’on veut bien dévoiler, n’est-ce pas un exercice quotidien ? Seulement Valérie, elle, en fait son miel, nous parle du chat dans « l’herbe menue », passe des splendeurs d’un paysage à son cœur « parcouru de flocons ». Son enthousiasme pour les choses du quotidien, avec leur inévitable, inexorable part de poésie, nous interpelle, nous force à nous arrêter un instant pour contempler tant notre extérieur que notre intérieur. Pour cela, pas besoin d’expérimentation osée ni de langage déstructuré, pas besoin de dictionnaire non plus. Les mots sont simples, les textes sont posés. Cachée, dévoilée : la poésie est là, tout simplement.
*
le poème monte
une vague
va et vient
il puise à la source
ce qui dort sous la paille
à l’abri des regards
coquille éclatée de l’œuf
l’oisillon crie famine
les petits becs ouverts
de mon ventre
s’abreuvent
L’Intranquille no 15
Atelier de l’agneau éditeur
Vous qui aimez la poésie, lisez-vous des revues ? Il est vrai que rien ne vaut le plaisir de prolonger dans un recueil la lecture d’une voix que l’on aime, sur la durée, puis d’y retourner un peu après ; mais il y a tellement à découvrir dans la poésie contemporaine que les revues sont un espace privilégié pour sortir de ses petites habitudes poétiques. Il faut bien le dire : j’ai acheté le numéro 15 de L’Intranquille, revue publiée par Françoise Favretto et son Atelier de l’agneau, d’abord et avant tout pour lire le dossier sur la poésie singapourienne concocté par Pierre Vinclair. Je suis les traductions de Pierre sur Catastrophes, une revue en ligne que je ne peux que recommander. Mais le papier, c’est tout de même quelque chose. Alors je voulais mon exemplaire de poésie singapourienne imprimée, tout en sachant que, revue oblige, j’allais faire des rencontres poétiques inattendues. Certaines emballantes, d’autres moins : c’est le principe. Mais toutes intéressantes.
Avant de parler de ce fameux dossier, place donc aux découvertes. Et même à ce qui pour moi n’est pas une découverte, mais un plaisir : quelques fragments de Lambert Schlechter. Comme il se trouve que Lambert et moi sommes luxembourgeois — et pour d’autres raisons non indispensables à la tenue de ce billet —, je connaissais ces textes avant de les retrouver dans la revue. Je peux même vous dire qu’ils sont extraits du neuvième volume de son Murmure du monde, un projet multiéditeurs de fragments érudits et philosophiques, alliant autobiographie et biographies réelles et fantasmées. Celui-ci paraîtra bientôt, et les sept fragments ici publiés, j’espère, donneront l’envie de lire les autres… ou les autres volumes ! Mais foin de publicité grand-ducale, quoique celle-ci soit évidemment basée sur une qualité littéraire indéniable. Des découvertes, il y en a à foison dans ce numéro.
Les plus marquantes se situent dans la section « nouveaux auteurs ». On y trouve d’abord deux « poèmes tournants » de Thomas Lamouroux. Le poète y travaille la langue et la forme, forme sur le papier s’entend. Le premier poème, « ficus ficus », est justifié sur la page, se terminant à chaque ligne par le mot « Ficus » en gras et ponctuant les vers de remarques dans une sorte de marge droite. Le deuxième, « Orteille », joue sur un mot-valise composé d’orteil et d’oreille, en entretenant l’ambiguïté sémantique et en jouant de la typographie pour provoquer un effet visuel sans qu’il soit besoin de photographie : « L’orteille vu(e) du dessus // )))) ) // L’orteille vu(e) de face // ())) ». Simple, mais (justement) efficace. Le travail sur la forme écrite n’est ici pas sec, les vers prennent réellement vie.
Puissant poème également de Julia Lepère, qui convoque le Trio pour piano et cordes no 2, op. 100 de Schubert pour construire une errance intérieure avec Jack Kerouac et Jean-Luc Godard en exergue sur les interventions des instruments. Et puis autre poème à relever, très émouvant, de Damien Paisant, intitulé « lettre à 1 mort poète (remplace qui peut le père », où l’auteur soigne sa mise en page, métaphorise et néologise avec parcimonie, donc efficacité :
« aujourd’hui / le poète / mort /incarnera mieux / machair
en un toutaimant / ta pierre / a rencontré / mes pupilles
sous la coupe / d’une poésie nouvelle / »
Côté traduction, j’ai particulièrement aimé les microhistoires poétiques de Doina Ioanid. Et si je ne mentionne pas le reste (signalons cependant un dossier de circonstance sur la Première Guerre mondiale avec un intéressant article sur Victor Ségalen, signé de Jean Esponde), c’est autant par goût que par manque de place. Répétons-le : une revue de poésie, c’est fait pour la découverte… on lit tout, et on pioche ce qu’éventuellement on poursuivra en recueil.
Venons-en maintenant à ce fameux dossier qui m’a fait acheter la revue. Dans « Luxe à Singapour », Pierre Vinclair propose et traduit de l’anglais (langue officielle avec le mandarin, le malais et le tamoul) quatorze poèmes, quatorze voix bien différentes, certaines jeunes, d’autres moins, quatorze instantanés de l’expression poétique d’autrices et auteurs pour nous exotiques. De la poésie là-bas, vraiment ? Dans un pays devenu le parangon de la mondialisation utilisée pour bâtir sa prospérité ? Tiens, d’ailleurs, le titre est un clin d’œil à un discours de Lee Kuan Yew, père fondateur de la cité-État, qui en 1969 avait affirmé que la poésie était un luxe que Singapour ne pouvait se permettre.
Est-ce à dire que tous les poèmes sont subversifs ? Non, et par rapport à la section « nouveaux auteurs » chroniquée plus haut (qui arrive après dans la revue, cependant), les formes se font beaucoup plus sages, moins expérimentales. Mais tout de même, certains sont extraits d’une anthologie intitulée A Luxury We Cannot Afford, parue en 2015 pour les 50 ans de l’indépendance du pays et dirigée par Joshua Ip et Christine Chia. Comme « La Ville-jardin », de Gilbert Koh, premier poème du dossier : « Les dures lignes de l’architecture s’adoucirent, / et la pluie tomba, et tout doux, tout doucement, le vert se répandit ».
Contraste exacerbé entre la métropole envahissante, quelquefois angoissante et le rêve d’une nature qui ne soit pas sans cesse repoussée : le sujet travaille les poètes de là-bas. Madeleine Lee aussi par exemple, qui dans une écriture où les répétitions de termes travaillent peut-être plus la forme que les autres voix du dossier, s’attache au vol des aigrettes pour le télescoper avec la vie urbaine :
« allant déposer comme d’habitude un enfant de huit ans
je passe devant l’hôpital principal du pays
dont les salles de maternité caressent douze treize
mille petits par an
rivalisant pour obtenir le premier-né du calendrier
au niveau d’un feu de circulation
une aigrette passe au-dessus de ma tête
plus blanche que brune
une femelle dont nous conjecturons
qu’elle va livrer encore un autre
paquet de gènes aujourd’hui »
Contraste toujours chez Anne Lee Tzu Pheng : « Écrire sur mon pays / et sur mon peuple, c’est déterrer un trésor / de contradictions ». Singapour, terre de contradictions et de poésie donc, qui irriguent ce dossier passionnant. On y retrouve aussi, bonne idée de Pierre Vinclair, un poème de Joshua Ip qui introduit le singlish, anglais de Singapour mâtiné de termes chinois et malais. Et puis un poème élégiaque de Boey Kim Cheng qui convoque Bob Marley, Cesaria Evora ou Möbius, dans un élan de fuite aux références mondiales, hors de l’étroit espace d’un tout petit État. Riche de dollars certes, mais, après lecture de ce dossier, on l’aura compris, riche de poésie, même si tant d’autrices et auteurs n’ont pas été cités ici — l’essentiel est de donner envie, non ?
Avec une plongée dans la jungle urbaine et une incursion dans la nature, avec des vers combatifs et éthérés, avec des doubles sens, des métaphores, du lyrisme et du réalisme… une poésie différente mais familière à découvrir, pour se sentir un instant sur Marina Bay. Celles et ceux qui ne s’y sont jamais rendus apprécieront tout autant que les chanceuses et chanceux qui ont vu la cité-État de près. Parce que, c’est vrai, son grouillement perpétuel exerce une fascination propre à porter la parole poétique. La preuve.
Florent Toniello
Paul Roddie : Le Ravisseur du monde/Taking the World by Storm
L'harmattan
Parangon du poète Dailleurs, Paul Roddie navigue entre deux langues, l’anglais et le français. Mais il navigue de manière très méticuleuse, traduisant ce qu’il a écrit dans une langue vers l’autre, offrant à celles et ceux qui connaissent les deux idiomes de précieux moments de comparaison. Dès le titre, par exemple : ce « Ravisseur du monde » est-il bien celui qui enlève, qui prend en otage ? ou bien celui qui ravit et enchante ? Allons donc du côté de l’anglais : « Taking the World by Storm », c’est s’assurer un succès planétaire immédiat, certes, mais la tempête de l’expression garde un petit côté violent qui sied bien au ravisseur… celui qui use de la contrainte, s’entend. Oui, dès le titre, Paul Roddie nous annonce qu’il ne faudra pas s’attendre à des traductions littérales. Ce qu’il a à dire, il l’écrira dans deux langues distinctes, par-delà le mur de la traduction traditionnelle, dans un tout bilingue qui caractérise sa poésie (son premier recueil utilisait le même procédé).
Ainsi prévenus, continuons plus avant. Dans le poème « Trop-plein », on peut lire : « Le cosmos ainsi mis à nu / la lune permute de phase » ; sur la page en regard, ces vers sont traduits par « In such galactic forays / the earth’s contours are redrawn ». La Lune ou la Terre ? Les deux, bien sûr. Que ce soit, dans ce même poème, l’« étreinte astrale » ou la « silvery caress », ce qui importe, c’est que Paul nous ouvre une fenêtre sur son monde intérieur. Mais restons un peu sur le style bilingue si caractéristique. Le titre concis « Trop-plein » en français rebondit sur le plus long « Embarrassment of Riches » en anglais, alors que dans le texte précédent « things smoulder on » s’allonge en « le souffle caché dans les cendres » : oui, le poète se joue des généralités linguistiques qui veulent qu’une langue (l’anglais, en l’occurrence) soit plus économe de mots qu’une autre (le français). Il brouille les pistes, mélange les genres, forme des substantifs nouveaux. On ne sait pas s’il existe véritablement un texte originel et une traduction, et c’est très bien comme ça.
Les poèmes de ce recueil sont en grande majorité de courts textes d’une page. Ceux qui s'étendent sur plusieurs pages — un pamphlet enflammé contre les États-Unis de George Bush (junior) avec des jeux de mots habilement troussés dans les deux langues ; un poème d’amour au lyrisme teinté d’érotisme — sont moins directs. Paul Roddie s’y laisse emporter par la verve, dans de longues strophes qui appellent plutôt la performance orale. Le format élagué, imprimé sur une page, lui est plus naturel : il y mélange des bribes d’expériences personnelles avec le regard décalé du poète. On sent, on sait qu’il parle de lui, mais avec licence poétique obligée. C’est ainsi qu’on rencontre le fantôme de son chat, qu’on l’accompagne à Édimbourg, dans l’Isère ou dans la Marne, où ses vers nous font voir ce que le paysage nous cache. Avec un soupçon d’autoironie qu’il tient sûrement de son Écosse natale, c’est très sérieusement pourtant qu’il se met en devoir de « faire une tête à la lune ». Attention poète, chaud devant ! Puis il « retourne à [ses] songes » : on espère bien qu’il nous en fera part dans un prochain recueil.
*
EN MORCEAUX
Assis à relire mes vieux poèmes
à revivre les jours anciens --
une de mes dents
atterrit dans ma soupe !
FALLING APART
Reading over a few poems
reliving the old moments --
one of my teeth
drops into my soup!
L'harmattan
Parangon du poète Dailleurs, Paul Roddie navigue entre deux langues, l’anglais et le français. Mais il navigue de manière très méticuleuse, traduisant ce qu’il a écrit dans une langue vers l’autre, offrant à celles et ceux qui connaissent les deux idiomes de précieux moments de comparaison. Dès le titre, par exemple : ce « Ravisseur du monde » est-il bien celui qui enlève, qui prend en otage ? ou bien celui qui ravit et enchante ? Allons donc du côté de l’anglais : « Taking the World by Storm », c’est s’assurer un succès planétaire immédiat, certes, mais la tempête de l’expression garde un petit côté violent qui sied bien au ravisseur… celui qui use de la contrainte, s’entend. Oui, dès le titre, Paul Roddie nous annonce qu’il ne faudra pas s’attendre à des traductions littérales. Ce qu’il a à dire, il l’écrira dans deux langues distinctes, par-delà le mur de la traduction traditionnelle, dans un tout bilingue qui caractérise sa poésie (son premier recueil utilisait le même procédé).
Ainsi prévenus, continuons plus avant. Dans le poème « Trop-plein », on peut lire : « Le cosmos ainsi mis à nu / la lune permute de phase » ; sur la page en regard, ces vers sont traduits par « In such galactic forays / the earth’s contours are redrawn ». La Lune ou la Terre ? Les deux, bien sûr. Que ce soit, dans ce même poème, l’« étreinte astrale » ou la « silvery caress », ce qui importe, c’est que Paul nous ouvre une fenêtre sur son monde intérieur. Mais restons un peu sur le style bilingue si caractéristique. Le titre concis « Trop-plein » en français rebondit sur le plus long « Embarrassment of Riches » en anglais, alors que dans le texte précédent « things smoulder on » s’allonge en « le souffle caché dans les cendres » : oui, le poète se joue des généralités linguistiques qui veulent qu’une langue (l’anglais, en l’occurrence) soit plus économe de mots qu’une autre (le français). Il brouille les pistes, mélange les genres, forme des substantifs nouveaux. On ne sait pas s’il existe véritablement un texte originel et une traduction, et c’est très bien comme ça.
Les poèmes de ce recueil sont en grande majorité de courts textes d’une page. Ceux qui s'étendent sur plusieurs pages — un pamphlet enflammé contre les États-Unis de George Bush (junior) avec des jeux de mots habilement troussés dans les deux langues ; un poème d’amour au lyrisme teinté d’érotisme — sont moins directs. Paul Roddie s’y laisse emporter par la verve, dans de longues strophes qui appellent plutôt la performance orale. Le format élagué, imprimé sur une page, lui est plus naturel : il y mélange des bribes d’expériences personnelles avec le regard décalé du poète. On sent, on sait qu’il parle de lui, mais avec licence poétique obligée. C’est ainsi qu’on rencontre le fantôme de son chat, qu’on l’accompagne à Édimbourg, dans l’Isère ou dans la Marne, où ses vers nous font voir ce que le paysage nous cache. Avec un soupçon d’autoironie qu’il tient sûrement de son Écosse natale, c’est très sérieusement pourtant qu’il se met en devoir de « faire une tête à la lune ». Attention poète, chaud devant ! Puis il « retourne à [ses] songes » : on espère bien qu’il nous en fera part dans un prochain recueil.
*
EN MORCEAUX
Assis à relire mes vieux poèmes
à revivre les jours anciens --
une de mes dents
atterrit dans ma soupe !
FALLING APART
Reading over a few poems
reliving the old moments --
one of my teeth
drops into my soup!
Valérie Harkness : Qui dirait tout
Editions Henry, 2018
« Il faudrait qu’un chant du monde / S’élève / Sur les mots de tous », nous écrit Valérie Harkness dans le premier poème de ce recueil. Valérie, vous la connaissez forcément : oui, c’est bien elle, l’infatigable dénicheuse de Dailleurs… la taulière, la cheffe des chroniqueuses et chroniqueurs de ce site, quoi. Exercice de fayotage, me direz-vous. Et vous auriez tort. Parce qu’ici, on n’achète pas les notes de lecture, et puis surtout parce que Qui dirait tout, dans sa brièveté et sa force qui siéent à merveille à la collection « La main aux poètes » des éditions Henry, a tout d’un objet poétique susceptible d’émouvoir amatrices et amateurs.
Un chant du monde, avons-nous écrit plus haut. Et pourtant, qu’il est difficile d’en coucher les mots sur le papier ! « Ce que », titre tronqué d’un poème, rivalise avec le bégaiement et les problèmes d’élocution pour former un art poétique de l’hésitation et du manque : « Il m’a fallu // Il m’a fallu 27 ans 27 ans / Pour / Finalement / Nous sommes tous // Au cœur / Au cœur // Qu’on prend qui flotte ». Parce qu’on aimerait tant tout dire, et puis les mots manquent ou refusent de se rendre. Il faut alors aller les chercher de force, hurler en capitales : « LE CŒUR / EST / EST / EST / DANS / LA / LA / Boîte ». Mais lorsqu’ils arrivent enfin, substantifs et adjectifs composent des poèmes dont les fils rouges semblent être la fuite et l’exil.
Tant qu’à tout dire, Valérie Harkness ouvre les battants des fenêtres de sa vie intérieure et part vers un ailleurs où « tout se tord et se fond / Et change de forme / Pour mieux que les bords // Pour mieux que les bords / Laissent fuir ». La fuite, toujours la fuite. La poète n’est à son aise qu’à mi-chemin entre là-bas et ici, c’est-à-dire dans un lieu instable d’où elle scrute corps et esprits. Peut-être qu’« Un souvenir / Un objet d’art / Un phare / Une lumière / Une particule / Une poussière / Une mie de pain / Dans la main de [sa] mère » pourraient la retenir un instant, ne serait-ce qu’un simple instant. Mais non : « Il faut quitter », écrit-elle dans le poème évidemment intitulé « Mourir ailleurs », parce que « La vie se fait partout » et que son insatiable soif d’ailleurs (n’est-ce pas justement le titre de ce site ?) la conduit à multiplier les exils.
Ce qu’elle y trouve ne la satisfait-elle pas ? C’est ce qu’il faut supposer, car la voilà à nouveau sur la route. Peut-être aussi le voyage est-il le remède à ces mots qui se refusent. Alors on la suit dans ses pérégrinations, à l’automne lointain, à l’automne prochain, là où « Les mots des autres / Se ressemblent », infatigable arpenteuse qui voudrait tant dire la vie des autres à travers elle, mais à qui les mots font défaut, eux les capricieux alliés des poètes acharnés. Elle se fixe pourtant le temps d’un recueil de poésie, comme pour coucher sur le papier le reportage qui prouve qu’il y a toujours un ailleurs à contempler, des autres et soi-même à scruter, des poèmes à en écrire. Le temps de fredonner son chant du monde tant désiré, même s’il lui faut buter sur les syllabes et hurler pour couvrir le bruit infernal des hésitations verbales. « Et puis / Le calme. »
*
CORPS ÉCHOUÉ
On dit qu’il se trouve échoué sur la plage
On dit qu’il se trouve échoué sur
On dit qu’il se trouva échoué
On dit qu’il se trouva
On dit qu’il se
On dit qu’il
On dit qu’
On dit
On
Et puis plus rien
Sur la plage
Dans la mer
Dans le vent
Dans le lit
Dehors dedans derrière
Devant
On
C’est tout finalement
Qu’un corps comme une boîte se refermant
Se refermant
Avec tout ce qu’il a dedans
Derrière
Avec
On dit qu’il se trouva échoué.
Editions Henry, 2018
« Il faudrait qu’un chant du monde / S’élève / Sur les mots de tous », nous écrit Valérie Harkness dans le premier poème de ce recueil. Valérie, vous la connaissez forcément : oui, c’est bien elle, l’infatigable dénicheuse de Dailleurs… la taulière, la cheffe des chroniqueuses et chroniqueurs de ce site, quoi. Exercice de fayotage, me direz-vous. Et vous auriez tort. Parce qu’ici, on n’achète pas les notes de lecture, et puis surtout parce que Qui dirait tout, dans sa brièveté et sa force qui siéent à merveille à la collection « La main aux poètes » des éditions Henry, a tout d’un objet poétique susceptible d’émouvoir amatrices et amateurs.
Un chant du monde, avons-nous écrit plus haut. Et pourtant, qu’il est difficile d’en coucher les mots sur le papier ! « Ce que », titre tronqué d’un poème, rivalise avec le bégaiement et les problèmes d’élocution pour former un art poétique de l’hésitation et du manque : « Il m’a fallu // Il m’a fallu 27 ans 27 ans / Pour / Finalement / Nous sommes tous // Au cœur / Au cœur // Qu’on prend qui flotte ». Parce qu’on aimerait tant tout dire, et puis les mots manquent ou refusent de se rendre. Il faut alors aller les chercher de force, hurler en capitales : « LE CŒUR / EST / EST / EST / DANS / LA / LA / Boîte ». Mais lorsqu’ils arrivent enfin, substantifs et adjectifs composent des poèmes dont les fils rouges semblent être la fuite et l’exil.
Tant qu’à tout dire, Valérie Harkness ouvre les battants des fenêtres de sa vie intérieure et part vers un ailleurs où « tout se tord et se fond / Et change de forme / Pour mieux que les bords // Pour mieux que les bords / Laissent fuir ». La fuite, toujours la fuite. La poète n’est à son aise qu’à mi-chemin entre là-bas et ici, c’est-à-dire dans un lieu instable d’où elle scrute corps et esprits. Peut-être qu’« Un souvenir / Un objet d’art / Un phare / Une lumière / Une particule / Une poussière / Une mie de pain / Dans la main de [sa] mère » pourraient la retenir un instant, ne serait-ce qu’un simple instant. Mais non : « Il faut quitter », écrit-elle dans le poème évidemment intitulé « Mourir ailleurs », parce que « La vie se fait partout » et que son insatiable soif d’ailleurs (n’est-ce pas justement le titre de ce site ?) la conduit à multiplier les exils.
Ce qu’elle y trouve ne la satisfait-elle pas ? C’est ce qu’il faut supposer, car la voilà à nouveau sur la route. Peut-être aussi le voyage est-il le remède à ces mots qui se refusent. Alors on la suit dans ses pérégrinations, à l’automne lointain, à l’automne prochain, là où « Les mots des autres / Se ressemblent », infatigable arpenteuse qui voudrait tant dire la vie des autres à travers elle, mais à qui les mots font défaut, eux les capricieux alliés des poètes acharnés. Elle se fixe pourtant le temps d’un recueil de poésie, comme pour coucher sur le papier le reportage qui prouve qu’il y a toujours un ailleurs à contempler, des autres et soi-même à scruter, des poèmes à en écrire. Le temps de fredonner son chant du monde tant désiré, même s’il lui faut buter sur les syllabes et hurler pour couvrir le bruit infernal des hésitations verbales. « Et puis / Le calme. »
*
CORPS ÉCHOUÉ
On dit qu’il se trouve échoué sur la plage
On dit qu’il se trouve échoué sur
On dit qu’il se trouva échoué
On dit qu’il se trouva
On dit qu’il se
On dit qu’il
On dit qu’
On dit
On
Et puis plus rien
Sur la plage
Dans la mer
Dans le vent
Dans le lit
Dehors dedans derrière
Devant
On
C’est tout finalement
Qu’un corps comme une boîte se refermant
Se refermant
Avec tout ce qu’il a dedans
Derrière
Avec
On dit qu’il se trouva échoué.